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- Le Portugal est un pays que j'aime beaucoup. J'ai passé trois fois du bon temps en Algarve, deux fois, à Madère et deux fois en 1980 et en 2014, comme un pèlerinage, dans la région de Lisbonne. Revenir dans une région permet de constater les différences dans le temps. Plus les occurrences sont éloignées, plus cela devient intéressant. Beaucoup d'eau sous les ponts devait avoir coulé depuis ma première visite à Lisbonne. Des articles alarmants sur la situation du Portugal m'ont hérissé quelques poils sur la peau. On parlait de dérapages non contrôlés, par exemple.- Donc, vous aimez le pays et sa capitale.
- Oui. Je suis un citadin, ce qui veut dire que je connais les avantages et les inconvénients que peut apporter une ville. Lisbonne dans son l'histoire est un Babel qui a vécu des hauts fulgurants et des bas écrasants pour les populations. Ce n'est pour rien que la nostalgie fait partie de son humeur. Avant le tremblement de terre suivi d'un tsunami en 1755, Lisbonne voyait arriver des cargaisons de richesses, avec des hommes de couleurs souvent traités en esclaves dans l'ombre de la prostitution et de la mendicité. Ce n'est que cinquante ans après ce cataclysme naturel, que sous l'impulsion du marquis de Pombal, la ville renaissait de ses cendres avec le goût du siècle des Lumières. Elle redevenait une ville d'affaires et de religion catholique. Lisbonne se découvre souvent précédée par une grande rumeur selon l'humeur du jour de son visiteur. Elle ne s'offre qu'aux promeneurs patients et pas du haut du château Saint George qui donne une beau paysage pour la photo du touriste mais où rien ne transparaît des réalités de tous les jours. Construite en amphithéâtre, le bas de Lisbonne, le quartier de Baixa, avait été restauré par l'esprit de ce marquis célèbre avec des rues à angles droits et le haut, le Baioro Alto de l'Alfama, mieux conservé, a toujours gardé son dédale de petites rues étroites, de petits métiers, de marchands de primeurs, de poissonnières. Mon héroïne vivait dans l'Alfama, mais avait suivi des cours en 2001, dans le nouveau Lisbonne et avait continué à y vivre pour exercer ses connaissances de laborantine en retournant dans le bas de la ville.
- Vous avez appris un peu d'histoire du Portugal pour en connaître ses spécificités.
- En effet, à l'occasion de mon premier séjour, j'ai fait mieux en étudiant son histoire dans le détail. J'en connaissais la suite de rois successifs. Mais j'ai un perdu quelques bouts de cette longue histoire pour ne retenir que ce qui avait trait avec les besoins du moment de mon dernier voyage. Mon livre est presque en pleine actualité, je n'avais pas à remonter très haut dans temps. Il commence le 1er jour de 2014.
- Pourquoi la ville continue à vous intéresser?
- Comme je le disais, l'hymne nationale du Portugal reste le fado qui chante la mélancolie et le saudade, l'exil. Quand on la mer pour unique terrain vague, comme le chantait Jacques Brel, pour seul recours en cas de malheur et qu'on est révolutionnaire par la destinée, en chantant la vie, si dure qu'on puisse la vivre, on finit toujours par oublier ses peines. "Ce sont les petites nations qui se risquent davantage. Elles se jettent à l'eau avec leur peu d'atouts et leurs grandes ambitions", ai-je lu quelque part à ce sujet. Nous sommes bien loin de l'époque de l'ère des découvertes, de Henri le Navigateur, de Vasco de Gama, de Zarco, de Cabral. L'art manuelin et les azulejos que l'on retrouve à chaque coin de rue, rappellent le patrimoine historique.
- Puisque nous sommes dans l'actualité, dans le Portugal d'aujourd'hui, qu'est-il advenu selon vous pendant cette dernière décennie?
- Que l'exil a continué. 250 millions de personnes parlent le portugais dans le monde dans une véritable diaspora. Depuis 2010, 100.000 jeunes poussés par la crise, reprennent les voiles chaque année, alors que les expatriés ne rêvent que de rentrer au pays. Le film de Ruben Alvez, "La Cage dorée" et le livre du Prix Nobel, José Saramego "Le Radeau de pierre" imaginent le Portugal à la dérive dans l'Atlantique. Ce n'est pas peu dire. Vous n'êtes pas sans savoir que l'ancien Premier ministre José Socrates a été mis en examen pour fraude fiscale, corruption et blanchiment d'argent. Il a gouverné le pays entre 2005 et 2011.
- En effet. Mais, Lisbonne a gardé du charme puisque les touristes y retournent chaque année.
- Bien sûr. Un charme un peu désuet, qui plait toujours aux touristes. Mais, la moyenne d'âge de la population lisboète a vieilli avec les maisons qui les habitent. Beaucoup de jeunes sont partis voir ailleurs si l'herbe n'y est pas plus verte, avec l'espoir un jour d'y revenir. Il faudrait dix fois le budget national pour tout restaurer dans la ville d'après ce que j'ai lu récemment. Le Portugal qui avait attiré Manu, mon ancienne héroïne, il y avait près de treize ans, a perdu quelques plumes sur l'autel des banques. Le pays se retrouvait comme un navire sur l'océan européen qui tanguait dangereusement. Navire qui a pris l'eau dans un régime d'austérité. Un projet comme l'exposition de 1998 n'est plus au programme. La crise a entraîné 500.000 pertes d'emplois, a réduit les salaires de 12%. Les loyers gelés ont entravé la marche normale de la maintenance des habitations. Alors, dans un climat de morosité, on pare au plus pressé avec une inventivité retrouvée uniquement par nécessité. Pour sauver le patrimoine architectural, pour que les touristes les plus fortunés occupent à nouveaux les hôtels de luxe, on brade les prix. Le Mondial de foot de 2014 a mis le profil bas au Portugal, bien que Ronaldo est toujours classé numéro un. L'autre pays de langue portugaise, le Brésil n'est plus que l'ombre de lui-même, alors que les immenses investissements consentis n'ont eu que le revers de la médaille et les pays étrangers comme bénéficiaires. Heureusement, pour le Lisboète, il y a cette saudade qui charrie l'amour et la mort. Dans son cortège en l'honneur de Nossa Senhora da Saüde, l'Atlantique qui se gonfle d'écumes attire les surfeurs, l'éolien marin, les gisements de pétrole et de gaz qui font rêver et font, comme vous dites, que les touristes, mais aussi les investisseurs, reviennent. Espérons qu'ils remplissent les palaces qui restent désespéramment vides en dehors des belles saisons. Le Portugal continental n'a pas la douceur de Madère.
- Tout cela nous écarte peut-être de votre livre.
- Non, cela l'explique. Il n'y a plus de secrets comme dans le Fauteuil blanc. Ce roman est à nouveau une pure fiction avec des personnages fictifs, mais, contrairement à l'histoire précédente, nous sommes, à un an près, en pleine actualité. Il ne s'agit pas d'un conte, mais du reflet de ce que vivent les Portugais. Si on entend un peu moins de nouvelles que celles en provenance de la Grèce, c'est grâce à la retenue de la population portugaise. L'héroïne, Luiza, vit à Lisbonne, depuis les premières années de ce siècle, où elle y a suivi ses cours de laborantine. Ce 1er janvier 2014. Elle a 32 ans quand mon histoire commence. 32 ans, l'âge de la raison et parfois, de la déraison et des questions. Elle ne se sent pas bien dans sa peau. Elle a réussi ses études et, malgré cela, se retrouve emportée dans la tourmente. Situation banale, peut-être, puisque c'est un sentiment très courant dans l'Europe entière. Mais, tout dépend de la psychologie de sa maîtresse. Encore une fois, je publierai au rythme de deux chapitres par semaine l'écriture de cette nouvelle.
- Une histoire liée à la pauvreté des gens?
- Non. Une histoire liée à une rencontre avec quelqu'un de très différent de Luiza, une des héroïne du roman précédent, qui a déjà beaucoup vécu, qui s'est lancé dans la génétique, qui a réussi et eu des échecs avant cela. Sans lui, sans cette rencontre, Luiza qui n'a pas la fougue de sa demi-sœur, aurait peut-être sombré. Il a été le catalyseur du changement qui va s'opérer en elle. Un peu inspiré par le téléfilm gentillet "Tombé sur la tête" qui mettait en scène un homme d'affaires prétentieux et une artiste pleine de sensibilité et candide. Suite à un choc, cet homme d'affaire ne se souvenait de rien. Luiza va avoir cette même déconvenue. Elle va suivre cet homme comme s'il s'agissait d'une bouée de sauvetage, un scientifique accompli plus âgé qu'elle. Un choc de formations qui ne sera pas sans risques pour elle.
- Vous vous êtes inspiré de ce téléfilm pour le fond. Et pour la forme?
- Pour la forme, c'est peut-être le livre dont j'ai parlé dans l'article "La clé de psi ψ" qui mêlait la fiction avec des réalités scientifiquement prouvées. J'ai donné son prénom, José, à mon nouvel héros de l'histoire.
- Allez-vous vous introduire dans la peau d'un des personnages de l'histoire et parler à la première personne?
- J'ai beaucoup hésité à le faire à utiliser le mot "je". Puis, j'ai découvert que c'était plus facile de faire partie de l'histoire en ne répétant pas "José a dit", "Luiza a fait". Non, je n'étais ni l'un ni l'autre. Je n'ai pas les qualifications du personnage, "José", ni les sentiments de Luiza. J'ai dû me documenter au sujet de certains passages plus scientifiques. Le "je" va changer de tête dans l'histoire. Chacun parlera, à son tour, en son propre nom. Ne vous inquiété pas, à certains moments, je prendrai la parole comme spectateur ou comme observateur. Je reste maître à bord de mon histoire (rire).
- Vous ne lui avez pas donné un peu de vous à ce personnage de "José"?
- Si, bien sûr, un peu. Je connais mes travers et mes points forts. Je connais ce que peut être le choc des psychologies que l'on peut rencontrer dans la vie. Il s'agit d'ailleurs plus d'une analyse psychologique de personnages que d'une visite touristique avec descriptif annexé. Le décor prendra moins de place que dans mon premier volume. Comme je le disais en préambule du premier tome, une éternité n'est-elle pas faite de coïncidences et d'anecdotes qui prennent le temps qu'elles veulent? (rires) Mais le temps, l'âge aidant, il se fait que les conceptions changent. Pas de mots portugais, si ce n'est ceux-ci "Tudo bem". Des mots magiques, en définitive.
Bonne lecture...
Rappel en 2001:
En Belgique:
Génération 1: Raymond Borre (décédé) marié à Julie Swenne (décédée)
Génération 2: Les enfants Antoine Borre, Michel Borre et Manu Swenne, née de Carlos da Silva et de Julie Swenne
Au Portugal:
Génération 1: Carlos da Silva marié à Rosa (décédée dans un accident)
Génération 2: Luiza da Silva et Joao da Silva époux de Manu
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« La vie est un rêve, c’est le réveil qui nous tue. », Virgina Woolf
1er janvier 2014: Cascais. Lendemain du Nouvel An.
Les feux d'artifices se sont éteints.
Luiza est allongée sur une couchette de voiture.
La fenêtre est entrouverte et fait entrer un souffle de vent qui fouette son visage.
Le premier rayon de soleil n'apparaît pas encore. Pourtant, il fait déjà clair et lumineux.
Elle a un affreux mal de tête. D'une main, elle a ressenti cette grosse bosse sur le front qui l'indique. Pourtant, elle n'a pas vraiment mal de ce côté-là. Elle a dû tomber se cogner la tête quelque part dans la nuit. Son mal de tête vient d'ailleurs.
On ne sait si c'est le bruit de la rue ou un coup de vent froid qui l'a réveillée. Ses paupières sont lourdes. Ses vêtements sont humides et ses articulations ne veulent pas se détendre sans son effort surhumain.
Pourtant son cœur s'agite pour sortir de cette léthargie.
A sa droite, au travers de la vitre, elle scrute son environnement, un horizon immédiat qu'elle ne reconnaît pas.
Elle tourne la tête vers la gauche.
Là, elle se rend compte qu'à côté d'elle, il y a un homme qu'elle ne connait pas plus.
La première odeur qui lui vient en dehors de l'air frais, vient de ce côté: une terrible odeur d'alcool.
A ses pieds, une bouteille est renversée sur le sol. Elle a laissé échapper une coulée odorante sur le tapis.
Vu ce goût âcre qu'elle a dans la bouche, elle se rend compte qu'elle a dû en consommer aussi. Mais elle ne peut s'en rappeler. Le vide s'est installé dans sa tête. Un vide sidéral dont elle ne soupçonne pas encore l'étendue.
Se sentant perdue, elle se tend un peu plus pour sortir de cette couchette improvisée. Elle se penche dans cette direction une deuxième fois pour apercevoir les cheveux de ce compagnon d'infortune qui ne bouge pas à côté d'elle.
Infortune, c'est ce qu'elle croit au départ. Le long capot de la voiture, le tableau de bord l'obligent à changer d'avis. Elle n'a pas eu le moindre accident.
Un homme noir de cheveux avec des tempes grises. Il est beau, elle ne peut dire le contraire. Il lui plait sans aucune ostentation. Ses tempes grises laissent sous-entendre sans beaucoup se tromper que son âge est plus avancé que le sien.
Il a la tête reposée sur l'appui-tête. Il dort encore profondément avec quelques échos de ronflements.
Luiza se rend compte qu'elle doit se sortir de cette torpeur qui la maintient dans cette position couchée.
De proche en proche, elle commence vraiment à s'éveiller, à s'agiter. Elle cherche la molette de son siège pour le redresser.
Une pensée lui vient avec la peur avec une question: Ai-je passé la nuit avec lui? Lui ai-je cédé?
Cela en devient presqu'une obsession d'avoir été abusée sexuellement par lui à la suite de la boisson qu'elle a dû ingurgiter.
Puis d'autres questions plus générales viennent en cascade.
Qu'est-ce que je fous là?
Ai-je connu ce garçon hier, dans un passé récent ou plus ancien?
Si elle ne le connait pas, elle ne reconnait pas plus l'endroit où elle est. Rien autour d'elle comme si un drame s'était passé et que tout s'était transformé.
Ses réflexions s'arrêtent à cette constatation: elle ne se souvient de rien.
Un dernier geste, baisser le pare-soleil pour se mirer dans le miroir. S'y trouver ou s'y retrouver est sa première initiative dans une tentative de prise de conscience quand tout semble différent.
Qui suis-je? Une panique s'empare d'elle.
J'ai perdu la mémoire.
Son siège relevé, elle se met sur un coude.
Pas de sac de femme autour d'elle, donc pas de papiers.
Se concentrer pour imaginer et tenter de reconstruire ce passé immédiat.
Rien à faire. Le trou.
Se rassurer lui vient à l'esprit. Cet homme, je dois l'avoir rencontré, la veille, par hasard. Sans plus. Penser à mal fait partie de mon imagination, de mon inconscient.
Et puis, ce relent d'alcool persiste et lui garder une bouche pâteuse qui la gène.
Il faut que cesse cette impression de vide, de néant.
"Cet inconnu doit en savoir plus sur moi et de ce qui s'est passé, puisque je suis à côté de lui", se dit-elle.
Elle faut se décider à le réveiller.
Elle secoue son chauffeur inconnu et lance:
- Réveillez-vous. Qui êtes-vous? Qu'est-ce que vous foutez-là?
Elle n'ose pas ajouter "Qui suis-je?" ni "Qu'est-ce que je fous-là avec vous?".
Procéder dans l'ordre et le recueillement. Surtout essayer de rester calme.
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« Ce monde en lui-même n'est pas raisonnable, c'est tout ce qu'on peut en dire. Mais ce qui est absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme. », Albert Camus
Secoué comme un prunier, je me réveille.
Ce matin-là, sentant l'ambiance tendue à côté de moi sur le siège de ma voiture, je jette un regard presque fâché vers elle.
- Eh, tout doux, arrête-là. La nuit a été très courte. J'ai encore sommeil. Qui je suis? Tu ne te rappelles pas? José, voyons.
- Je ne me souviens pas, on se tutoie?
- Oui, depuis que nous nous sommes rencontrés. Continuons dans cet intimité, si tu me le permets.
- Oui, tutoyons-nous. L'intimité me permettra peut-être de me remettre sur notre piste en commun et ...
- Sur notre piste en commun? Un peu courte, cette piste. Je pourrais aussi me permettre cette question "qui es-tu?", là ce serait à toi de me le dire. Hier, tu m'avais dit que tu t'appelais Luiza. Mais, à part cela, je n'en sais pas beaucoup plus à ton sujet.
- Merci, pour me révéler mon prénom, allons plus loin, veux-tu.
- Ok. Pour faire connaissance et t'être agréable, je commence les présentations par moi-même. Après, on renversera la vapeur. A la question de "Qui es-tu, toi?", à laquelle je ne pourrais répondre qu'en une toute petite partie seulement. Mais, pour commencer dans l'ordre, sache que mon prénom est, donc, José. Je crois me souvenir que je te l'ai dit. Mon nom, Alvarez. Pour vous servir, chère Luiza. Rien de très original ce nom comme tu peux le constater dans notre beau pays de Portugal.
- Et alors?
- Bon, alors... Quand on s'est rencontré hier soir, tu étais déjà un peu éméchée, figure-toi. Tu semblais fonctionner au turbo et voyager sur un nuage après ce que tu avais ingurgité comme porto ou d'autres choses plus alcoolisées encore. J'ignore. Ce matin tôt, quand on s'est quitté en sortant du bar le "Fado", je t'ai suivi. Tu m'avais semblé d'une exubérance sans nom. A te voir un peu débridée, j'étais arrivé à la conclusion que tu pouvais te jeter à l'eau par inadvertance ou quelque chose de semblable sans même le vouloir et moi de le savoir. J'avais peur pour toi. J'ai eu raison. Je t'ai sauvée. En partie, du moins, Tu es tombée.
- Ah, bon, tombée, mais je suis encore là. A part une bosse sur le front qui me le révèle peut-être ...
- Attends, j'y arrive. Tombée, heureusement, pas dans l'eau mais sur un sol bien dur. Quand je t'ai récupérée, tu étais évanouie et transie de froid. Je t'ai presque transportée ou même tirée. Puisque, je m'estimais incapable de prendre le volant, je t'ai installée dans ma voiture en attendant le matin qui ne pouvait plus tarder. Et voilà que ce matin, fâchée, tu m'as réveillé en me secouant. Tu y vas fort, tout de même. Mais, je ne t'en veux pas. Il était plus que temps de le faire. Cela te va comme explication?
Luiza, entre agitée et calmée, m'écoutait patiemment. A la fin de mes déclarations, aucune réaction pour m'en dire plus. Elle m'attend semblant ne rien pouvoir ajouter de concret dans une suite chronologique de ce passé récent.
Je continue puisqu'elle semble n'avoir rien y répondre pour infirmer ou confirmer mes dires.
- Je suis portugais, comme toi, je présume. Tu es jeune et j'ai quelques piges de plus que toi comme tu peux le constater. J'ai 55 ans qui ont sonné au carillon de l'horloge. Je t'ai donné déjà quelques informations à mon sujet. Maintenant, sois un peu moins secrète. Tu pourrais essayer de m'en dire un peu plus sur toi. C'est à ton tour.
- Fais comme si je ne me souvenais pas puisque que je ne pourrai pas te répondre et t'en dire plus de mon côté. Continue à exposer ton ego. J'aime bien ce qui fait l'ego des gens.
Mon égo? Décidément, son humour m'amuse. Je reprends donc mon monologue à sens unique.
- Alors, allons-y. J'ai une formation initiale d'ingénieur informaticien. Sentant que l'informatique n'avait plus la cote, je me suis lancé dans l'étude des neurosciences devenues bien plus à la mode. J'ai une spécialisation plus récente de généticien. D'emblée, cela m'a plu et je suis devenu un expert reconnu. J'ai toujours aimé les projets futuristes et je me suis engagé dans le projet "Human Brain Project". Tu ne le connais probablement pas, mais cela dit bien le but poursuivi d'en connaître un peu plus sur le cerveau. Ce projet est mondial. Cela m'a permis de commencer à parcourir le monde. Souvent aux États-Unis et au Japon, mais pas seulement. Comprendre l'engouement des Japonais pour les robots et les technologies américaines sont au menu. Cela te va comme description de moi-même?
- Oui, oui. J'essaye de me situer à travers toi. Mais cela ne s'arrange pas. Je reste au point mort. Embraye ou change de vitesse et j'essayerai de te suivre dans ton sillage.
- Ok. Te situer. Pas sûr que j'y arrive. Nous n'avons pas parlé de tout cela hier soir. C'était la fête et on oublie de parler des problèmes, des ennuis et des idées sulfureuses du travail quand c'est la fête. Les échanges culturels restent souvent sous le manteau. J'ai oublié, je suis multilingue. Portugais, je parle anglais, italien, espagnol, français et j'ai des rudiments de vocabulaire japonais dans mon bol de langues étrangères. Je dois avoir un accent américain pour un Portugais de naissance qui n'a pas quitté le pays. Je m'en reviens des States.
Ok. Le black-out continue. Toujours rien, je continue après avoir repris ma respiration.
- A ton sujet, tu devrais me donner quelques indices. Tu m'en as dit tellement peu sur toi. Ce fut seulement une impression que j'avais de toi. C'était comme si tu voulais t'exploser dans un grand saut final. Une impression ou une intuition. A mon avis, cette constatation ne pourra pas plus t'aider à te retrouver.
Admirative et intéressée, Luiza reste bouche baie pendant un long moment de silence.
J'embraye une dernière fois, sans attendre.
- Je suis donc revenu des États-Unis, il y a quelques jours pour les fêtes de fin d'année. Je prends souvent mes vacances d'hiver par ici pendant un mois. De l'autre côté de l'Atlantique, je t'assure, il fait bien plus froid en hiver que par ici. Hier soir, je faisais la fête pour le réveillon avec des copains quand je t'ai rencontré, Luiza. Nous avons passé de bons moments ensembles. De ça, je peux te le confirmer. Pas à dire, tu as le sens de l'humour et nous avons beaucoup ri. Ne veux-tu vraiment pas donner une suite à nos rires par tes propres souvenirs?
- Te donner une suite par mes propres souvenirs? Avec mon humour caché, n'espère pas trop. Je crois te l'avoir dit, je ne me souviens de presque rien, pour ne pas dire de rien. L'alcool apporte de l'humour et de la fantaisie, non?
- Où tu habites? Quel est ton job? Ta situation de famille? Ce sont des sujets dont tu ne m'en as pas parlé et, maintenant, tu ne ne veux ou ne peux en parler non plus. Là, tu m'épates vraiment. On aurait t'engager comme agent secret. Cherche dans ta mémoire, les effluves de l'alcool devraient s'être dissipés à cette heure. Si tu pouvais me répondre à une ou deux questions, cela m'arrangerait pour te reconduire chez toi ou quelque part de ton choix.
- Désolé. Il faudra faire sans.
- Ok. Sortons de la voiture et promenons-nous. A l'air libre et frais, cela va peut-être te rafraîchir la mémoire en te rappeler certaines choses par le décor environnant.
- D'accord. J'espère bien.
La voiture était garée en plein centre de Cascais.
Nous sortons de la voiture.
Dans le ciel, un gris permanent règne.
L'air est plus froid et humide que prévu. Je redresse mon col et je vois que Luiza frissonne et fait de même.
Elle jette un coup d’œil sur la carrosserie de ma voiture et émet un sifflement admiratif que je remarque aisément.
- Ne te fais pas d'illusions, cette berline ne m'appartient pas. C'est une voiture de location. Je préfère un 4X4 mais il n'y en avait plus de disponible à l'agence de location.
La démarche non rassurée, Luiza commence la promenade matinale à un mètre de distance à mes côtés.
La confiance ne semble pas être revenue. C'est le moins que je puisse dire.
La place centrale de la ville survient après avoir longé les pubs anglais aux noms de Harley Davidson et du Duke. La statue de Pedro 1er, en son centre, regarde vers la mer, dans la direction vers laquelle nous nous dirigeons. Proche de la citadelle, une autre statue, celle du dernier roi de Portugal, Manuel II.
La ville est encore endormie. De rares passants et un tenancier de bar qui rentre vers l'intérieur quelques tables et chaises. Les flonflons du bal ont fait place à un silence d'après réveillon.
Où réside la faille entre le connu et l'inconnu pour ma coéquipière d'un soir, prénommée Luiza?
Je me remets à poser question sur question pour le déterminer.
Peut-être n'a-t-elle perdu la mémoire que temporairement, quelques liens perdus avec le passé et la mémoire peut lui revenir très vite, me dis-je.
Je me trompe, pourtant.
- Tu ne reconnais vraiment rien de l'endroit où nous sommes? Le port, les bateaux qui flottent ne te sont pas familiers? Marchons jusqu'à la citadelle...
- Je n'ai jamais mis les pieds ici.
Pointant mon doigt vers la rampe qui mène à la citadelle, je lui lance:
- Sais-tu que c'est ici que tu t'es promenée à cet endroit précis et que sur cet étroit parapet tu as fait l'équilibriste? Qu'ensuite, tu es tombée quelques mètres plus bas? Qu'inquiet, je me suis précipité pour te secourir alors que tu étais évanouie et que je t'ai ramenée à bout de bras jusque dans ma voiture. Comme je ne pouvais plus prendre le volant avec la dose d'alcool que j'avais ingurgité, j'ai décidé d'y rester pour dormir jusqu'au moment où tu m'as réveillé.
- Moi, une équilibriste? Tu rigoles?
- Non, sans blague, tu jouais à l'équilibriste, en fanfaronnant, sur cette rambarde dans cette montée vers le fort. Pour finir, ce qui devait arriver est arrivé. Tu as chuté, là, quatre mètres plus bas dans les filets et les cassiers à moules des pêcheurs. Je me suis précipité à ton secours. Les caissons sur lesquels tu es tombée n'ont pas souffert, eux. Ils n'ont aucune mémoire, eux. Mais toi, tu ne semblait miraculeusement pas trop mal en point. Tu devrais avoir quelques restes de mémoire. Tu ne trouves pas?
- Merci de m'apprendre tout cela. Tu as raison, cela devait être une belle chute, mais je ne m'en souviens toujours pas. C'est comme si tu me racontais l'histoire d'une étrangère.
Un peu outré par sa désinvolture, j'insiste. Je me répète sans même me rendre compte.
- Bon. Tu m'énerves à la fin. Cela peut se comprendre après l'alcool que tu as bu, mais, maintenant réveillée, après avoir pu cuver en paix, tu pourrais m'informer de ce que tu as fait dans la vie avant cette folle nuit.
- Je crois que tu vas rester sur ta faim d'informations et ton énervement. J'en apprends plus de toi, que je ne pourrai t'en dire de moi.
- Creuse un peu. Tu te rappelles de quoi ? Jusqu'où ta mémoire est-elle présente?
- Je ne me rappelles que de ce matin. J'étais dans ta voiture. Tu dormais quand je me suis réveillé et que je t'ai réveillé en te secouant. C'est tout. Avant, c'est le trou.
Je comprends que notre promenade ne va pas apporter plus de succès.
- Et, tu crois que tu vas me faire gober cela, bien entendu. Retournons. Que préfères-tu? Que je te conduise ensuite chez les flics, à l'hôpital ou chez ma mère, là où je voulais aller ce matin pour lui souhaiter mes bons vœux pour cette nouvelle année 2014?
- Tout, mais pas la police et encore moins l'hôpital. Ils ne vont pas me croire à la police ou ils vont me mettre en observation dans une maison de fous en sortant de l'hôpital.
En revenant sur nos pas, Luiza regarde, une nouvelle fois, par dessus la pente avant de répondre.
- Ce n'est pas possible que j'ai pu faire cela. Maintenant, je sens que j'ai le vertige, rien que de voir l'endroit de mon plongeon.
- Tu n'as pas eu le vertige ce matin, de cela je peux te l'assurer. Disons que ce fut une folie passagère.
- Appelle cela comme tu veux. Je ne devais pas être dans mon état normal. Ça c'est aussi sûr.
Je comprends progressivement que je dois lever le pied, changer d'attitude et de politique. M'adoucir avec elle.
- Chère Luiza, levons le pied. J'essaye de déterminer ce qui pour toi, est normal ou non. Questionne-moi encore. On verra où s'arrête ton 'normal'. J'ignore par quel bout commencer. Ta mémoire semble être comme ce mur défraîchi. On ne voit plus que la brique de la construction puisque les surcouches sont en déperdition.
- Je compte sur toi pour me faire un ravalement complet de façade.
- Tu n'es certainement pas venu jusqu'ici en voiture, mais avec le train qui venait de Lisbonne.
- J'ignore. Mais, comme tu dis, c'est probable.
- Je ne vais pas te redemander de quelle travail, tu t'occupais, mais si jamais tu avais à refaire ta vie, d'après toi, qu'est ce que tu aurais pu faire et aimer faire dans la vie?
- Avoir une ferme et élever des animaux.
La réponse était partie sans hésitation. Cela m'étonne.
Je jette un coup d’œil aux mains de Luiza. Des mains manucurées, des longs ongles. Il est clair qu'elle n'a jamais été fermière et qu'elle doit avoir un job intellectuel. Cela ne fait aucun doute pour moi.
Son subconscient doit avoir répondu à sa place.
- As-tu de la famille, des amis ? Aucun souvenir de ce côté-là, non plus? Je suppose.
Ma question la fâche.
- Combien de fois, devrais-je te le répéter. Si j'avais connaissance de ma famille, j'irais les rejoindre immédiatement.
- Ok. Ne t'énerve pas. Je cherche simplement à te situer dans l'espace avant de le faire dans le temps.
- Je n'ai aucun souvenir conscient de qui j'étais et d'où je viens. Je ne peux en dire plus.
- Conscient, voilà le mot qu'il faut utiliser. L'inconscient fonctionne peut-être toujours. Tu as eu un choc en tombant d'accord. Cela a probablement déconnecté tes souvenirs conscients de ta mémoire. L'affect est resté inchangé d'après ce que je peux comprendre. La mémoire immédiate fonctionne toujours d'après ce que tu me dis ce matin.
- Ce que je t'ai révélé t'a-t-il donné des indices?
- Je t'ai dit les neurosciences ne me sont pas inconnues. Peut-être que ce que tu aurais voulu faire et être, ne s'est pas produit. Première constatation, contrairement à ce que tu aimerais faire, tu n'as jamais été fermière. Je soupçonne que tu as suivi des études supérieures. Tu as un secret que tu n'as pas partagé avec tes proches. Qui sait? Un regret majeur, peut-être.
- Mais tu es une véritable Madame Soleil, mon cher José.
Je souris.
- Ton exubérance de ce matin le prouve. Je suis aussi psychophysiologiste. Tu as un problème de connexion entre ta mémoire et ton intellect. La mémoire est faillible et manque de fiabilité. Tu sais.
- Que me proposes-tu?
- Te proposer? Ton cas m'intéresse. Si tu le veux et me le permets, j'aimerais m'occuper de toi, mais dans ce but, tu risques de devoir changer de vie, de trouver autre chose dans la vie. D'où ma proposition, si n'as tu pas peur de me répondre. Veux-tu risquer de changer de vie? Il y a un risque que tu ne retrouves jamais la mémoire. Ne me répond pas tout de suite, mais réfléchis-y. Je t'en parlerai plus tard. Reconnecter les bouts de ta mémoire cachée. Corriger les erreurs d'appréciations, cela peut prendre beaucoup de temps.
- Me faire retrouver mon passé depuis les débuts, en quelques sortes?
- Oui, et, qui sait, en l'améliorant. Je t'ai dit, j'ai été au Japon pour étudier les techniques qu'ils utilisent pour construire leurs robots. Ce sont des machines. Elles retiennent tout ce qu'on insère dans leurs circuits. Elles n'inventent rien, jusqu'à présent. Demain, peut-être. L'homme a l'intelligence en plus. L'intelligence qui ne te fait pas défaut, j'en suis sûr. Je n'en dis pas plus pour le moment.
- Heureuse de l'apprendre. Je ne demande pas plus qu'à m'instruire. Conduis-moi chez ta mère.
- Ok. Cela caille avec le vent du large. Rejoignons ma voiture. Tu verras, chez ma mère, c'est un endroit en pleine campagne, plein de verdures, pas loin d'ici, en direction de Sintra. Cela devrait te plaire. Elle a toujours voulu que je me marrie. Ma mère sera très heureuse que je connaisse quelqu'un comme toi. Je la mettrai au courant avant de te présenter pour qu'il n'y ai aucune confusion dans nos rapports. Tu la laisseras parler. Parler, elle adore ça. J'ai été l'aîné de quatre frères et sœurs, ce qui veut dire qu'il y a suffisamment de chambres pour te loger.
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« La réalité dépasse la fiction, car la fiction doit contenir la vraisemblance, mais non pas de la réalité. », Mark Twain
Le voyage en voiture ne dure pas plus longtemps que ce qui était prévu.
Peu de voitures en ce premier jour de l'an. Les fêtards doivent encore cuver et ceux qui avaient fait la fête chez eux, y restent fatigués à la suite d'une nuit accompagnés de familles et d'amis, me dis-je.
Dans la voiture, des images du paysage mélangées avec l'affaire de Luiza, défilent dans ma tête, mais je n'échange que peu de mots avec elle. Je réfléchis intensément à cette situation tellement insolite.
Nous arrivons après une demi-heure dans un endroit très solitaire, entre Cascais et Sintra.
- Nous sommes arrivés. Reste dans la voiture. Ne bouge pas. J'arrive.
Je sors seul pour aller présenter Luiza à ma mère à la porte de la maison. Eviter qu'elle se fasse des illusions sur elle et nos rapports.
Il s'agit de Luiza, une dame qu'il faut ménager, parce qu'elle avait subi un choc. Rien d'autre.
En cure de jouvence, Luiza doit se faire oublier.
Les souhaits et embrassades partagés, d'abord.
- Bonne et heureuse année, maman.
- Merci, José. Pour toi aussi.
- Je ne suis pas seul. Je vais te présenter Luiza. Elle est restée dans la voiture. Mais, ce n'est pas ce que tu pourrais croire. Je suis resté et j'aime mon célibat. Nous nous sommes rencontré hier soir et elle a quelques problèmes de mémoires. Ne lui pose pas trop de questions.
- Mais qu'attends-tu? Vas la chercher tout de suite.
Pas besoin de commencer par parler de sa chute et encore moins dans le détail.
En aparté, sans beaucoup de détails, je lui en apprendrai un peu plus de ma rencontre très récente, plus tard.
- Je vais chercher notre invitée.
Heureusement, la rencontre ne peut se passer mieux. Chacune se sourie et se serre la main chaleureuse.
Un bon présage, me dis-je. Le principal est fait. La chaleur de l'accueil met Luiza en confiance.
Ma mère est une vieille dame comme on en voit tant dans les campagnes portugaises. Une petite femme dont le mari aurait pu être au champ mais qui, veuve, vit seule dans une maison aux couleurs très locales avec ses photos du passé qui pendent sur les murs ou reposent sur les étagères.
- Pourquoi ne pas s'installer à l'abri de la véranda du jardin pour prendre les rayons de soleil de cette après-midi un peu moins frileuse que d'habitude à l'abri du vent?
La conversation commence. J'interviens peu. Ma mère et Luiza semblent se comprendre avec une certaine complicité. J'écoute dans un silence religieux. Éblouis de constater que l'on puisse parler de tellement de choses dans une telle situation.
Dans le fond, je pense que ma mère croirait que j'avais trouvé la femme de ma vie et qu'il n'y avait qu'à officialiser ce fait.
Je ne veux pas confirmer cette impression, si pas intuition. Sur mes gardes, je n'ai qu'une seule ambition freiner des deux pieds si d'aventure ma mère allait dans ce sens dans la conversation.
Bien moins d'une heure ensemble, quand mon portable sonne.
Le portable dans la main, je quitte le duo pour m'écarter des deux femmes avant de décrocher.
Réfugié dans la première pièce intérieure, je pousse sur le bouton de mon portable.
A l'autre bout, une voix connue, celle de Pablo, mon collaborateur qui se met à débiter.
- Salut José. Les vacances se passent bien? Le lendemain du réveillon n'a-t-il pas été trop difficile? Tu l'as passé dans un meilleur temps, je présume. A la mer, le climat change plus vite et il fait plus en général doux dans un micro-climat plus près de la mer que par ici.
- Bonjour Pablo. On ne peut mieux. Le temps est mi-figue mi-raisin. Pas de quoi se mettre en maillot, humide et venteux mais pas vraiment froid. Et à Lisbonne?
- Cela ressemble.
- Figure-toi que j'ai fait une rencontre insolite avec une jeune dame. Pour moi, elle pourrait presque être ma fille.
- Une jeune fille, quoi. Et, elle t'as botté en touche, toi qui est un célibataire endurci. Tu ne m'as jamais dit que tu était un séducteur patenté. Cela doit être un miracle. Elle te plaît ? Avoue et raconte.
- Mignonne, elle l'est, incontestablement. Mais ne me case pas trop vite sur cet échiquier-là, si tu veux bien.
- Bon, je n'ai rien dit. Oublie. Raconte toujours.
- Ce fut une rencontre plutôt mouvementée qui s'est produite très tôt dans la nuit du réveillon. C'était dans le bar le Fado à Cascais dans lequel nous avions été quelques fois ensemble. Tu te souviens, on y chante du fado et on y boit tout ce que tu trouves au Portugal. J'ai eu un réveil très pénible le lendemain. Un peu précipité. Mais, il faut que je t'explique l'événement chronologiquement.
- Ok. Je suis tout ouïe.
- La veille du réveillon, cette fille m'avait tout de suite paru étrange.
- Étrange, une espionne, une sorte de Matahari?
- Non, pas sur ce plan-là. Étrange, par son attitude, par son exubérance au contraire, pas par un côté secret. On aurait dit qu'elle jouait son va-tout avant de faire le grand saut, si tu vois ce que je veux dire.
- Le grand saut ? Tu veux dire qu'elle donnait l'impression de vouloir se suicider?
- Oui. J'ai eu cette impression bizarre, à un moment donné. Nous avons beaucoup parlé, sans beaucoup parler d'elle. Elle disait s'appeler Luiza.
- Tu dis « elle disait s'appeler ». Ce qui veut dire que tu la remis dans le droit chemin de la vie. Je te connais avec ton cartésianisme habituel.
- Elle avait beaucoup bu et visiblement, elle ne pouvait pas assumer ce genre d'excès.
- Une jeune désœuvrée, probablement. Il y en a beaucoup actuellement au Portugal. Le chômage a dépassé toutes les statistiques les plus prémonitoires.
- C'est possible, en effet, mais peut-être y avait-il d'autres raisons plus intimes.
- Qu'as-tu fait? Tu as joué au bon Samaritain comme je te connais?
- Je te demande de passer les détails croustillants qui te viendraient à l'esprit. Vers trois heures du matin, nous sommes sortis du Fado, ensembles. Tu te souviens nous y avons passé de bons moments. Je dis ensembles, enfin, pas jusqu'au bout de la nuit. On s'était dit au revoir. Mais, intrigué, je l'ai suivie plutôt que précédée ou m'avoir mis à ses côtés. Elle titubait. Elle a commencé à faire l'équilibriste sur le parapet de la jetée. tu te souviens celle qui mène à la citadelle. A quelques mètres derrière elle, j'ai essayé de la maintenir avant qu'elle ne tombe. Peine perdue, elle est tombée quelques mètres plus bas dans les bacs des pêcheurs. Une belle culbute, à coup sûr.
- Blessée? Ambulance?
- Pas vraiment. Il doit y avoir un dieu pour les gens qui boivent trop. Rien de vraiment important apparemment. Je suis redescendu pour la récupérer et la secourir. Elle semblait ne rien n'avoir de cassé, mais elle était évanouie. Je ne savais que faire. La ramener chez elle, je ne connaissais pas son adresse. A ce moment-là, elle n'avait ni sac ni papiers. Je ne sais où elle pouvait les avoir égarés. La mener à l'hôpital, on m'aurait peut-être renvoyé dans ce qu'on appelle les urgences et tu sais ce que cela peut représenter les urgences... J'y serais peut-être encore et je voulais apporter mes vœux à ma mère au plus vite.
- Mais tu l'as transportée.
- Oui. Jusqu'à ma voiture qui était garée sur le port. On aurait dit un couple de soûlards. Je l'ai installée à côté de moi dans ma voiture. Je n'étais pas en état de conduire. J'avais aussi quelques verres en trop. Je me suis endormi et c'est elle qui m'a réveillé en sursaut. C'est là que l'histoire a recommencé et que je suis passé au rayon des surprises.
- Là, tu m'intrigues, vraiment. Tu ne l'as pas sauté, tout de même?
- Je suis plus sage que toi, nous avons dormi ensemble, peut-être, mais côte à côte, dans la même voiture sans même se toucher après l'avoir installé sur le siège. Cela t'en boucherait un coin, non?
- Ouais. C'est déjà ça. Je vois ça d'ici. Même la plus belle femme du monde à tes côtés et tu vas encore rester de marbre à penser et à expliquer comment tu pourrais la mettre au parfum de tes expériences scientifiques.
- Fais moi penser un jour à te virer à avoir des idées pareilles. Tu me connais trop bien. Non, elle s'est réveillé et semblait avoir perdu la mémoire. Je croyais qu'elle feintait. Pas du tout. J'ai dû lui rappeler son prénom, Luiza, qu'elle m'avait donné la veille avant son accident. Elle ne connait pas son nom. Tu te rends compte?
- Elle ne pourra déjà pas dire que tu l'as poussée pour avoir une indemnisation ou pire que tu as profité d'elle... Elle n'est pas mineure tout de même?
- Non une véritable adulte. La trentaine. Sa perte de mémoire, m'a intrigué. Tu penses bien que je l'ai interrogé. C'était le vide complet. Perte de connaissance, perte des valeurs, perte de tout. Aucun indice pour dire d'où elle venait, de quelle famille, de quelle profession elle avait pratiqué jusque là. Rien. La notion de l'argent, de domicile, de famille ne semblait jamais l'avoir effleurée. Mais elle est intelligente et a l'esprit très vif.
- Tu ne t'es pas posé la question qu'elle pourrait nous être utile?
- Pedro, je sais que nos recherches nous intéressent et que tu ferais tout pour aboutir là où d'autres auraient échoué, mais laisse-moi un peu de temps. J'ai toujours eu un souci avec toi sur ce point, tu as un esprit trop rapide, trop technicien et la sentimentalité ne semble jamais t'avoir effleurée.
- Pardonne-moi. Je te connais aussi depuis longtemps. Et tu n'es pas tellement différent avec tes idées très scientifiques. Tu es marié avec la science si ce n'est pas avec une femme. Nous avons une idéologie qui cherche à briser toutes contraintes, tous les aléas... Moi, c'est avec de la technique en plus.
- Stop. Ok. Tu as raison, J'y ai pensé. Néanmoins, donne le temps au temps. Je lui en parlerai. Nous avons cherché quelqu'un qui pourrait nous aider dans nos recherches sur l'intelligence à l'état pur. Séparer l'inné et l’acquis darwinien, oui, cela entre dans nos attributions.
- Je te retrouve. Avoue-le elle t'a très vite tapé dans l’œil "scientifiquement parlant" si ce n'est pas physiquement. Donc, pour résumer, tu ne l'as pas encore invitée dans nos travaux, mais tu risques de le faire.
- Je suis chez ma mère. Celle-ci s'en occupe actuellement à quelques pas de moi. Tu nous as interrompu au jardin. Nous savons que ce n'est pas la mémoire qui mène le monde. L'intelligence est bien plus importante que la mémoire.
- Comme tu dis, "L'intelligence, c'est un diamant brut qu'il faut tailler pour obtenir une tête bien faite et non pas une tête bien pleine, puisque le diamant n'est constitué que de carbone". Ai-je bien appris ma leçon, José?
- Là, tu m'énerves, vraiment.
- Je t'énerve mais que comptes-tu faire avec elle?
- Tout dépend de ce qu'elle décidera. La première étape serait de la mettre en confiance et en sécurité et chercher jusqu'où veut-elle collaborer avec nos recherches.
- En faire un cobaye pour la science et pour tes expériences, quoi?
- Je suis encore en vacances un peu de temps. Je vais lui demander son avis et je commencerai un examen plus approfondi.
- Un conseil d'ami, fais-lui aussi la cours. Les femmes aiment cela pendant les vacances, bien plus que de parler de sciences.
Je veux dévier la conversation au plus vite.
- Pas trop de circulation à Lisbonne?
- Pas trop. Mais je constate que je n'ai vraiment pas de bonnes manières. Une bonne année 2014, José.
- Pour toi aussi. Je te laisse, à plus.
Je raccrochai.
Pablo avait passé toutes ses études au MIT, aux États-Unis.
C'est ce qui m'avait plu quand je l'avais engagé.
Lui est le collaborateur technique type. Je suis plutôt le théoricien de service et je l'ai associé à mes travaux. Nous avons pris l'habitude d'avoir notre franc-parlé et il ne s'offusque plus de ce que je peux lui lancer comme piques dans un accord tacite.
Cette fois, je me suis chargé de quelqu'un d'autre, de plus fragile, auquel je me suis assigné la mission de lui faire retrouver la mémoire.
Reconstruire l'esprit de Luiza, l'orienter peut-être vers plus de clairvoyance qu'elle n'était parue lors de son voyage initial dans une vie antérieure.
Corriger les erreurs de son utilisation et combler les chaînons manquants sans issues qu'elle aurait pu avoir.
Avec cette pensée, je retourne dans le jardin, pensif.
Ma mère discute toujours avec Luiza. Elles semblent s'entendre à merveille. L'une rie de l'autre.
Je les laisse continuer jusqu'au moment, où le soleil décline au point qu'il fasse vraiment trop froid pour rester au jardin.
- On rentre? Il est bientôt temps de préparer le dîner, car vous êtes mon invitée, dit ma mère.
C'est alors, que j'ose poser la question à Luiza:
- Luiza, j'aimerais te parler en tête à tête dans mon bureau au premier étage, pendant que maman le prépare. Tu verras mon antre d'étudiant transformé en petit laboratoire de mes idées fumeuses.
- Allons-y. Je suis ton invitée, ton obligée même, je ne vais pas faire mauvaise figure dès le prime abord.
Nous grimpons au premier étage pendant que ma mère va dans la cuisine.
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«Dans la vie, nous combinons un plan ; mais celui-ci reste subordonné à ce qu'il plaira de faire au sort.», Arthur Schopenhauer
- Avant que nous allions plus loin, je te prie d'excuser mon incompréhension au sujet de ce qui t'est arrivé. Je ne m'en rendais pas compte.
- Je comprends. Je ne t'en tiens pas rigueur puisque je ne comprends pas ma propre situation.
- Si tu rencontrais ta famille, aujourd'hui, tu ne la reconnaîtrais probablement pas. Je te préviens, cette perte de mémoire peut être temporaire ou définitive. Cette chute et ce choc ont dû créer un traumatisme crânien.
- N'en ajoute pas. Je devrai m'y faire. Que prévois-tu pour y remédier?
- J'entrevois de reconstruire ta mémoire par la voie des neurosciences. Je ne suis pas psy, mais je m'occupe de tout ce qui tourne autour du cerveau.
- Oui, je me rappelle, tu fais partie du projet « Human brain » ou quelque chose comme cela.
- Je suis admiratif que tu t'en souviens. Ce qui veut dire que ta mémoire est restée intacte pour tout ce que tu apprends de nouveau aujourd'hui.
- C'est ce qui s'est passé hier avant l'année 2014 qui est dans le brouillard.
- Tu te souviens même de l'année dans laquelle on vient d'entrer. C'est un miracle.
- Non, ce n'est pas un miracle. Je ne suis pas conne au point de ne pas avoir remarqué sur toutes les vitrines, les bons vœux pour cette année 2014. Une bosse sur le front qui me les gonfle, mais pas de bosse ailleurs.
- Laisse-moi te parler de mon plan dans une suite de détails progressifs, pour que tu comprennes bien ta situation.
- Je suis toute ouïe, cher José.
- Le cerveau, c'est la partie de ton corps la plus complexe. Il est conçu en deux hémisphères. L'une d'elles est destinée aux maths, au pragmatisme et l'autre aux arts et à la sentimentalité. Elles fusionnent via un véritable réseau de liens pour transférer les informations.
Luiza se touche le front en souriant.
- Je n'ai pas perdu mes deux hémisphères. Tout est encore en place. Je ne suis pas aussi fragile.
- Ta tête est fragile. Ta mémoire est faillible et, en plus, souvent en manque de fiabilité.
- Un peu de colle suffira-t-elle pour réparer mon cerveau malade?
- Ce n'est pas une maladie. Ce sont quelques circuits intégrés qui ne réagissent plus en réseaux comme ils le devraient. Leurs chemins d'accès sont bloqués. Tu n'as plus qu'une mémorisation fonctionnelle de ton passé sans la reconnaissance de ton environnement et de toi-même dans celui-ci.
- Que me reste-t-il?
- L'instinctif, les connaissances très générales te sont restées.
- J'ai des instincts mais plus les fonctions pour les comprendre.
- Un peu, oui. Désolé d'être un peu technique avec des termes du jargon scientifique. Tu as, ce qu'on appelle de la mémoire procédurale, mais tu n'atteins plus la mémoire de travail de tes expériences d'avant. Disparue, ce qu'on appelle la mémoire épisodique et sémantique qui te permettait de t'appuyer sur des dates et des événements importants de ton passé.
- Mon intelligence est-elle touchée à cause de ce manque d'épisodes?
- Tout au contraire. Ton intelligence est parfaitement intacte. L'intelligence est encore bien plus complexe à définir que la mémoire. La mémoire construite de données apprises et d'expériences, est comme un outil. Ton intelligence peut-être musicale, manuelle ou émotionnelle. Elle est plurielle.
- Que devrais-je faire pour retrouver ce bel outil de deuxième ordre au singulier?
- Suivre une procédure relativement habituelle dans ces cas-là: tenter de rassembler tes neurones par des fils internes au cerveau que l'on appelle "synapses". La mémoire sémantique revient, en général, facilement mais pas la mémoire biographique.
- Pas sûr que je suive ton raisonnement scientifique jusqu'au bout. Tu deviens de plus en plus technique.
- Je m'en doute. Pour simplifier, disons que ta mémoire est constituée d'une partie innée et une autre acquise. La partie innée, tu l'as. Une partie acquise sémantique, peut-être aussi. Tu ne dois pas réapprendre à manger, à marcher, à parler, à lire et à écrire. Et, ta mémoire immédiate fonctionne très bien. Tu n'oublies pas ce que tu vois et fais aujourd'hui. Ta mémoire procédurale est encore bien ancrée quelque part dans ton subconscient.
- Tu as raison. Ce qui se passe depuis ce matin, reste gravé dans ma mémoire. Ce qui est avant, par contre, c'est le désert.
- C'est exactement l'inverse de ce qui se passe avec les malades qui souffrent d'Alzheimer. Ils se rappellent de leur passé ancien mais pas de ce qu'ils ont fait cinq minutes avant. Cette maladie arrive lors de la dégénérescence des neurones à un âge relativement avancé. Vu le tien, tes neurones ne sont pas dégénérés. Une partie est déconnectée comme une handicapée invisible comme l'a dit quelqu'un qui a souffert du même problème.
- Je suis encore jeune. Du moins, je le crois d'après ce que j'ai pu constater dans le miroir de ta voiture.
- Pour moi, tu es très jeune. Tu peux avoir des troubles de personnalités cachés et avoir mémorisé de fausses conclusions.
- Troubles de la personnalité? Cela veut dire que je pourrais être troublée et mémoriser autre chose que toi?
- En effet. Je suis plus âgé. Normalement, j'ai emmagasiné plus d'expériences de vie. De l'information stockée par mes observations, mes intuitions, mes déductions. J'aurai probablement des conclusions différentes vis-à-vis d'un même évènement que toi puisque ma mémoire biographique est différente.
- Pour cela, il faut avoir conscience de ce qu'on mémorise.
- Entre conscience et inconscience, pas de séparation bien définie. L'inconscience est localisée dans le cerveau reptilien. L'hippocampe fait office d'imprimante de la mémoire. La cohérence de toutes ces mémoires se poursuit au niveau des tempes. Ta chute sur une tempe a dû corrompre les circuits de ton imprimante.
- Hippocampe, imprimante de machine? J'espère que je reste encore différente d'une machine et d'un animal.
- Complètement. Dans le futur, je l'ignore.
- D'accord, mais actuellement je ne suis pas une machine.
- Une machine travaille en suivant les instructions d'un programme. Le processus est linéaire et se poursuit du début jusqu'à la fin tout en suivant des boucles quand elles s'imposent logiquement par dichotomies successives.
- L'homme a une logique aussi, non?
- Pas tout à fait. Quand tu exécutes une action, tu pourrais réfléchir en même temps, à autre chose. A ce que tu as fait la veille, à ce que tu fera le lendemain. On dit même du cerveau qu'il est quantique.
- Quantique? Que veux-tu dire?
- Le cerveau quantique est une version plus complexe que celle des machines numériques actuelles. C'est comme si tu avais des questions multiples à résoudre, en même temps et immédiatement.
- Mais qu'est ce que cela à voir avec ma mémoire?
- Tes expériences mémorisées influencent tes décisions et tes processus futurs. Tes questionnements, tes expériences elles-mêmes, tu les sélectionnes en fonction de ta personnalité, de ton âge et du moment durant lequel ces questions se posent à toi.
Luiza se met à rire en chantant et je l'accompagne avec un sourire.
- Je ne suis pas une machine, mais je suis quantique et à la rigueur, je chante un cantique.
- Ne rie pas. Dans les processus, il y a des caractères de ressemblance entre machines et hommes. Ils ne sont pas aux antipodes l'un de l'autre. La recherche d'aujourd'hui tente de réduire cet écart de compétences.
- En plus fiable, j'espère? Ce n'est pas un choc qui corromprait la machine de tous ses souvenirs.
- La mémoire de la machine reste toujours plus fiable que celle de l'homme, du moins dans l'immédiat. Elle ne s'efface pas au fur et à mesure mais en fonction de l'utilité qu'elle a à être conservée ou non. Dans le temps, la fiabilité n'est pourtant pas assurée.
- Pas assurée? Que veux-tu dire?
- Que cela dépendra de l'évolution rapide des technologies et si elles continuent à être compatibles et lire les archivages plus anciens. Avec les technologies numériques actuelles, on ne voit plus rien par les yeux sans une conversion par logiciel. Sans elle, plus de textes lisibles, ni d'images.
- Nous sommes différents de la machine grâce à nos sens.
- L'homme représente et interprète les sources originales en analogique. Mais, parasité, elles perdent en acuité entre chaque copie. Si tu propages une information au travers d'une chaîne de personnes et que tu demandes à la dernière de la file de la raconter, tu verras que ce n'est plus la même histoire. Même chose avec les photos argentiques.
- L'homme oublie-t-il plus que la machine?
- Oui et heureusement. L'homme a une fonction de l'oubli qui n'est pas une simple usure de mémoire. Il a un mécanisme actif pour éviter la saturation et pour ne garder que ce qui lui est utile. Ses filtres rafraîchissent sa mémoire qui n'est, d'ailleurs, pas infinie. Il efface de son tampon ce qui est devenu obsolète pour lui. Le potentiel de la mémoire humaine est important, mais il faut réaliser un équilibre dynamique par la synthèse de cette mémoire sinon l'efficacité diminue très vite.
- Et pas la machine?
- Si. Même si les machines ont des mémoires gigantesques toujours extensibles, elles ramassent tout ce qu'on leur fait digérer si on n'efface pas ce qu'elles ont dans le ventre. Elles n'ont jamais d'indigestions, jamais de diarrhées d'informations. Mais l'utilisation devient de plus en plus lourdes sans consolidation des données. Tu peux avoir des milliers de photos sur une mémoire flash ou sur une clé USB au fond de ta poche. Dans les nuages, le "cloud", c'est toutes les connaissances du monde en textes, en images, en vidéos, en musiques. Tout cela accèdé à la suite de quelques clics. Mais tout est enregistré en binaire avec des "0" et des "1". Les moteurs de recherches sont là pour tenter de résoudre ce trop plein.
- Et elles font des erreurs...
- Pas vraiment à cause de ce que tu penses. Des erreurs de programmes, oui, bien sûr, mais pas des mémoires elles-mêmes. Une erreur est plutôt due à l'altération du support. Là, c'est la catastrophe. On ne peut pas encore comprendre toutes les écritures de nos ancêtres, parce qu'on ne connait pas leurs codes. L'écriture Maya, incrustée dans la pierre, on commence à déterminer les différentes techniques d'écriture et à la comprendre. Pas d'alphabet, mais une écriture symbolique qui a évolué dans le temps, mais elle reste lisible et dans mille ans, ce sera la même chose malgré le climat.
Je vois que Luiza commence à fatiguer de mes explications. Je me suis laissé emporter comme si j'étais face à des spécialistes dans une conférence. Il faut que je me remette au diapason de Luiza.
- Ok. J'ai compris. Mais, ils vieillissent aussi nos pauvres neurones humains.
- Tu as raison. Je t'ai parlé de la maladie d'Alzheimer. Mais ton cerveau jouit d'une plasticité inimaginable. Les neurones se régénèrent jusqu'à la fin de ta vie, mais peuvent perdre de leur efficacité s'ils ne fusionnent pas.
- Donc, ma chance, en définitive, c'est de ne pas être une machine.
- Oui et non. La chance, c'est que nous avons tous un potentiel neuronal pour imaginer et créer, variable, sans qu'on sache pourquoi. Il existe aussi des gens malheureux qui n'oublient rien, se souviennent de tout, tout le temps. Embouteillés par de bons et de mauvais souvenirs, ils n'arrivent plus à prendre la moindre décision, trop obnubilés qu'ils sont par leur trop-plein d'informations. Ce sont ce qu'on appelle des hypermnésiques. Cela touche à l'autisme et aux fameux TOC. Ils ne récupèrent pas et dorment peu. Là, il s'agit plus d'une pathologie que d'un don. Ton sommeil agit comme un outil de réparation.
- Je n'ai qu'à dormir et tout me reviendra ou se perdra sans tics ni tocs.
- Qui sait?
- Alors, essayons.
- Attention! Ton passé, tu as peut-être tout intérêt à l'oublier. Je l'ignore. Si c'était le cas, je voudrais que tu ne le fasses pas réapparaître.
- Tandis que la machine, elle est bête au point de tout retenir...
- Oui. Elle aurait parfois intérêt à ne pas trop garder en mémoire pour ne pas devenir un foutoir inutilisable. Retiens seulement que ta propre morte contient les bases de ton savoir inné en plus d'un peu d'acquis, inculquées par un apprentissage intensif lors de ton éducation. Ces fonctions se sont intégrées dans ton subconscient. Ton inventivité, ta créativité restent encore inconnue pour la machine. Au début de l'histoire de l'informatique, on distinguait la mémoire en mémoire morte et vive. On les appelait respectivement mémoires ROM et RAM.
Luiza se remet à rire et lance.
- J'ai donc un terrible potentiel caché dans ma ROM, mais sans RAM. Il faut tout de même que ma mémoire morte soit bonne pour que la vive le devienne.
- Tout à fait. Si la mémoire figée est mal construite, la vive ne sera pas meilleure, du moins sans un effort plus grand.
- Je ne suis plus consciente de ma mémoire vive.
- Exact. Consciente ni de ta vie ni de préjugés et peut-être, dogmes en plus. La mémoire vive ne donne pas nécessairement "la" vérité, mais une vérité.
- En quelque sorte, je suis donc comme un nouveau né, mais en format « adulte ».
- C'est un peu ça, en effet.
- Je ne suis pas devenue un animal de foire, tout de même.
- Non, mais tu peux te rendre compte de l'intérêt que tu pourrais apporter aux neurosciences et aux sciences en général comme un diamant revenu à l'état brut sans impuretés. On commence à peine à comprendre ce qui se passe dans le cerveau grâce à l'imagerie, la génétique et la biologie.
- Je ne veux pas devenir un cobaye de la science.
- Je comprends. Mais pour reconstruire ta mémoire, il faudra remonter aux sources de ton subconscient et espérer que des couches de ton passé réapparaissent une à une.
- Que devrais-je faire?
- C'est à moi de stimuler ta mémoire pour la réactiver. Je m'en occuperai si tu me le permets. L'hypnose et la narcose sont des techniques. L'IRM peut aider pour déceler où tu caches tes résidus de mémoires. C'est à ton cortex de relier les régions séparées pour former une mémoire cohérente.
- Cherchez pas docteur, tout est dans la tête.
- Oui, c'est presque ça. Aidés par les sens olfactif, sensoriel et visuel. Je répète, la mémoire et l'intelligence doivent concourir dans le même but.
- Pas d'opération du cerveau, hein?
- Nous en sommes très loin.
- Le cerveau fait tout sans cœur et sans reproches.
- Si tu veux. Le cœur est la pompe de secours qui fournit l'énergie. Sans le sang, le cerveau ne résisterait pas longtemps. Les chirurgiens parviennent à déterminer la partie du cerveau malade pour y remédier.
- Ne parles pas de chirurgie, s'il te plaît.
- Aucune nécessité dans ton cas, je le répète.
- As-tu déjà eu un cas comme le mien? Y-a-t-il un danger?
- Non. Pas de danger. Ton passé, je ne le connais pas. Tout mon raisonnement t'informe que ta mémoire peut faire dérailler ton intelligence. C'est pourquoi je te demande "Veux-tu te créer une nouvelle vie à la mesure d'aujourd'hui?
- Tu ne vas pas manipuler mes souvenirs et trafiquer ma mémoire?
- Au Japon, j'ai parlé avec un scientifique du nom de Susamu Tonegawa. Il le faisait en montrant un dictionnaire d'images associées, de témoignages pour arriver à effacer la peur, les fausses intuitions maladives de son patient. Mais cela pourrait servir si tu as eu un "mauvais" passé, ce qui reste toujours à prouver.
- J'ai reçu assez de cours scientifiques pour aujourd'hui. Je te fais confiance. J'espère, un jour, pouvoir retrouver ma famille et mes amis. Bons ou mauvais. C'est tout ce que je désire. Quant à mes ennemis éventuels, j'essayerai de les éviter.
- Bonne résolution. Ne t'inquiète pas. J'espère seulement que tes souvenirs seront à la hauteur de tes espérances. Je te sens fatiguée avec mes explications. Si tu n'as pas compris toutes mes explications qui, étaient, je l'avoue, assez techniques, repose-moi des questions. J'y répondrai avec plaisir.
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« La vie ne se comprend que par un retour en arrière, mais on ne la vit qu’en avant. », Sören Kierkegaard
Depuis 2001, année du premier volet de cette histoire familiale, la situation au Portugal avait beaucoup changé.
A la fin des années 80, on pouvait lire "Lisbonne, reine du Tage et de l'univers" en parlant de cette capitale au bord de l'estuaire du fleuve vaste comme une mer. Le Portugal avait vécu des années fastes couronnées par l'exposition universelle de 1998.
Ensuite, une période difficile pour le Portugal avait commencé et s'était vraiment précipitée lors de la crise mondiale de 2008. Depuis 2011, la crise s'était affirmée et le chômage avait atteint 16% de la population et la dette extérieure progressé de 120%.
Le président Anibal Cavaio Silva doit affronter une crise politique liée aux difficultés budgétaires du Portugal, qui conduit à la démission du Premier ministre, José Socrates.
L'Europe, dont le Portugal fait partie, était en panne, sans prospectives claires et avec une croissance molle.Elle ne pouvait plus aider comme elle l'avait fait précédemment si ce n'est avec une austérité dure, voulue par l'Allemagne.
Le FMI, la CE et la BCE exigeaient des efforts pour éviter la faillite du système.
Le Portugal s'enfonçait dans une crise encore plus forte, partagée avec les états européens du sud. Un prêt de 78 milliards d'euros avait été consenti par l'Europe à la condition qu'il y ait des suppression de primes, des licenciement de fonctionnaires et des baisses de salaires.
Le modernisme se reflétait encore dans la ville basse, tandis que la tradition s'était réfugiée dans les hauteurs de l'Alfama, avec ses rues étroites et tortueuses qui commençaient vraiment à se craqueler.
En tant qu'étudiante, puis comme jeune laborantine, Luiza habitait dans ce quartier.
Son père l'avait envoyée à Lisbonne pour qu'elle suive des cours à l'université. Il l'avait exhorté et presque forcé à quitter le village d'où elle était née.
De guerre lasse, elle avait obéi à l'autorité parentale alors qu'elle aurait aimé s'installer dans son Algarve natale pour s'occuper de l'exploitation d'une propriété potagère.
Le modernisme, les technologies, les fioles et tout ce qui l'entourait n'avaient été que des outils pour construire sa vie de laborantine, sans enthousiasme. Un investissement qui, pour elle, représentait une étape avant un projet plus secret: retourner dans le sud dans un futur non défini.
Au début de ses études, ce choix semblait offrir des débouchés avec plus de chance d'avoir un emploi.
A la sortie de l'université, elle avait trouvé assez facilement une place de laborantine et l'idée de cultiver son jardin s'était presque perdue dans ses souvenirs.
Les plantes qu'elles voulaient faire pousser au jardin, elles les avait remplacées par des pots de fleurs installés au balcon de son petit appartement. L'écologie dont elle était imprégnée, ne faisait pas partie de l'agronomie dans laquelle elle avait pensé se lancer.
Un jour, son patron lui avait demandé d'assister à un colloque international. Elle devait préparer une thèse sur le métier de laborantin et vendre sa société devant un parterre de personnalités de laborantins.
Comme elle ne se sentait pas avoir pris la bonne voie, elle avait refusé et avait prétendu avoir un empêchement important. Une collègue y avait été à sa place.
Luiza n'avait pas senti le changement qui s'était opéré. En apparence, son patron ne lui en avait pas tenu rigueur de son refus. En apparence seulement, car elle entrait sur la liste noire des personnes qui ne veulent pas progresser dans la société. Pour ses collègues féminines, une tête de pipe à laquelle on envoie un sourire en coin, à toutes les occasions, en rappel de son erreur de ne pas avoir accepté.
Son patron avait ressenti un désintérêt et l'avait virée au cours de l'année 2013. Manque d'expérience d'après la raison officielle. Les plus jeunes, les moins payés, donc les plus faciles à liquider.
Depuis, la déprime sapait son moral dans l'inactivité.
La recherche d'un autre emploi avait commencé, mais cela s'était révélé sans succès jusque là.
Non mariée, vivant en couple depuis près d'un an, pas d'enfants à s'occuper.Les absences de ce conjoint occasionnel complétaient le tableau. Il se trouvait toujours en déplacements successifs. Tellement occupé qu'il n'aurait jamais eu le temps d'assumer l'éducation d'un enfant. Sa dernière absence avait duré près de deux mois.
Luiza assumait de plus en plus difficilement ces absences. Elle essayait de faire bonne figure et parfois, se faisait tancer par des reproches qui ternissaient leur relation.
Se réduire à ce que que les autres disaient d'elle, lui était devenu insupportable.
Au bord de la tragédie sociale quand il était là, sa vie de couple devenait un enfer.
Elle se sentait coincée et terriblement fragile. Une fragilité qu'elle ressentait de plus en plus ancrée au fond d'elle-même.
Elle commença à fréquenter des groupements sociaux, des groupuscules révolutionnaires sans parvenir à combler sa vie et surtout l'améliorer. Tout était bon pour sortir de sa solitude.
L'Europe était dans la ligne de mire de ce groupe d'individus. Elle la maudissait. N'étant pas beaucoup sorti du pays, elle ne connaissait rien de cette Europe.
Elle n'avait prévenu personne de sa déchéance morale et de son désarroi professionnel.
Prévenir la famille en Algarve ? Se plaindre auprès d'elle ? Non, elle était trop fière pour en arriver à cette extrémité.
Entrée en opposition avec sa famille qui lui avait fait comprendre ce qu'elle avait à faire, l'absent et la patience faisaient place à des disputes qui ne s'effaçaient qu'avec de plus en plus de temps.
Demander de l'aide à son père qui lui la lui avait accordé tellement de fois, en quoi cela aurait-il pu l'aider? Le dernier contact avait été orageux lorsqu'elle avait ouvert une discussion qui résumait la situation à Lisbonne.
Une discussion tellement banale pourtant.
La saudade portugaise prenait le dessus. En son subconscient, la chance semblait lui avoir manqué à jamais.
Troublée plus qu'à son heure par son entourage, son manque de charisme et son manque de confiance en elle se cachaient peut-être aussi derrière sa psychologie troublée et la rendait parfois bordélique.
Sans se l'avouer, son travail de laborantine avait été un mauvais choix. Dans ses rencontres, elle cherchait n'importe quel air du large qui aurait pu la sortir de ce qu'elle ne pouvait plus assumer.
Il n'y avait qu'avec Manu que Luiza entretenait des liens de complicité.
Manu, belge d'origine, avait un caractère plus trempé, plus franc que le sien.
C'était sa demi-sœur et, depuis son mariage, travaillait avec son mari Joao.
En Belgique, Michel, le demi-frère de Manu, avait divorcé depuis trois ans. Toujours médecin, il y vivait désormais seul.
Quant à Antoine, l'autre demi-frère belge, son entreprise avait fait le plongeon. Il vivotait de place en place à la recherche de nouvelles idées géniales qui n'arrivaient pas.
L’épilogue approchait.
La crise s’éternisait, ponctuée par les révélations dans la presse de dissensions au sein des groupes dirigeants et de partis dynastiques vieillissants. La succession rapide des événements ne fit qu'accentuer la propre instabilité de Luiza.
A ses yeux, tout s'était ligué contre elle.
D'autres horizons ne se présentaient pas. Elle s'était ainsi évadée de la vie qu'elle s'était forgée dans sa mémoire.
Les conseils qu'elle recevait étaient pris comme des invasions quotidiennes. Elle sentait son ratage et c'est tout ce qui remplissait son cerveau.
En ce soir de réveillon de l'an neuf 2014, elle avait voulu fêter sa déchéance à Cascais avec des touristes de passage et se lâcher sans limites.
Parler et boire avec des gens de passage et des touristes bon teint et qui sait, faire une dernière virée dans un hôtel avec l'un d'eux.
Elle avait bu plus qu'elle n'en avait jamais eu l'habitude.
Elle y avait rencontré José qui, sympathique, l'avait amusé.
Aux petites heures du matin, l'alcool aidant, elle avait voulu faire un coup d'éclat. Comme une folle, pas comme si elle voulait mettre fin un terme à sa vie, mais seulement à ses souffrances morales.
Elle était montée sur un ponton par-dessus de la mer, était tombée, avait touché un rocher de la tête et s'était évanouie.
José, le dernier gars avec qui elle avait parlé et qui l'accompagnait à distance, s'était précipité et avait sauté pour la sauver.
Nous revoilà au matin du premier janvier 2014.
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« On peut se perdre ou disparaître dans une grande ville. On peut même changer d'identité et vivre une nouvelle vie.», Patrick Modiano
Luiza habite désormais dans une des deux chambres qui se trouvent au deuxième étage de la maison de ma mère.
Le premier est réservé à mon bureau qui ressemble plus à un antre de célibataire.
Luiza, que dire d'elle?
Comment le dire?
Comment arriver à mes fins avec elle, je ne peux pas encore le déterminer sans me tromper. Trop peu de jours pour cela.
Elle pourrait être un véritable miracle pour moi.
Ne pas la perdre au milieu de son traitement de remise en forme de sa mémoire.
Son intelligence, sans mémoire des choses apprises, m'excite de jour en jour.
Suis-je opportuniste, comme me le laissait comprendre Pedro? Pablo m'énerve avec sa perspicacité. Il avait découvert avant moi-même mes propres intentions.
Sans avoir tout compris de ce qui s'était passé, après ma rencontre d'un soir de réveillon avec Luiza, il avait déjà sorti le grand jeu de sa boîte à malice et avait ouvert une de mes envies, de mes blessures physiologiques.
Contrairement à ce que disait Pablo, j'avais connu des femmes mais je n'ai jamais pu m'accrocher à l'une d'elle très longtemps.
De beaux minois, j'en ai connu. pas nécessairement pour mon physique mais parfois pour ma situation. Tout cela était resté sans résonance personnelle suffisante.
Des collègues qui m'avaient approché dans une autre vie, se trouvaient trop dans ma ligne de pensée dans laquelle je n'avais plus rien à apprendre. L'humour me manquait très souvent, moi qui n'était pas particulièrement un clown à faire rire.
Je suis scientifique avant tout et cela a toujours été ma préoccupation première.
Va pour opportunisme. Je suis obligé de me l'avouer mais, cela ne me gêne pas trop.
Ma réaction de scientifique était apparue, sans aucune hésitation, déjà à Cascais. Je le sais maintenant.
Je n'ai jamais été confronté avec le cas de Luiza. Le résoudre est devenu un nouveau challenge pour moi. Mes anciennes expériences approchaient de l'handicap de Luiza sans jamais l'avoir atteint à ce point et elle est une occasion rêvée pour l'étudier.
Mon rôle de bon Samaritain était-il du bidon?
Mon opération de bons offices, était-ce un prétexte à vouloir la protéger contre elle-même ou une pure imagination de ma part avec l'intention de réveiller sa mémoire pour lui éviter de la faire replonger dans une même attitude mortifère?
Des questions que je me pose, tout à coup.
Je me devais de raccrocher Luiza à son passé, même si cela pouvait être perdu d'avance.
Quel passé? Son passé réel ou un autre plus construit sur mesure aujourd'hui?
L'impression suicidaire que j'avais cru comprendre chez elle cette nuit fatidique, était peut-être totalement fausse.
Pas de doute, Luiza m'a plu ce soirée du 31 décembre.
Je l'avais trouvé jolie, pétillante. Jeune pour moi, bien sûr. Vingt ans de moins étaient un avantage ou un inconvénient dans ce genre de relations.
La conquérir pour trouver sa confiance?
Si cela pouvait faire partie du traitement, si des sentiments plus intimes se produisaient, pourquoi pas?
L'aimer, l'idée ne me déplaisait pas. Mais, pas de brusquerie. J'ai toujours été contre les coups de foudre.
Grâce ou à cause de l'alcool, j'avais trouvé Luiza, tellement enjouée et amusante.
Si elle ne baignait pas dans la joie de vivre, elle savait sortir des histoires drôles avec une telle dérision, avec un tel aplomb qu'elle m'avait fait rire le soir du réveillon au Fado. Elle avait fait rire quelques autres convives qui avaient rejoint notre nouveau couple d'un soir. Eux aussi, avaient été séduits par ses répliques parfois acerbes, mais qui sonnaient justes.
Maintenant, je devais recommencer à lui poser les mêmes questions sous hypnose en sortant des mots clés qui pouvaient la faire rejoindre son passé antérieur et espérer que les choses se mettent à résonner dans sa mémoire, me faisait parfois peur d'aller trop vite en besogne. Sortir des réponses à partir de cette mémoire morte pour faire resurgir son passé pouvait être faussé.
La question me venait "Comment être sûr, qu'elle ne désirait pas faire semblant de se souvenir?"
Des extrapolations, des extensions qu'elle s'en faisait, peut-être.
Des échecs ne seraient dû qu'à une mauvaise approche de ses problèmes, du mauvais choix de mots clés à rapprocher avec les réalités de son passé.
Dans le cas où cela ne marche pas, ce serait chercher d'autres mots, d'autres images et recommencer avec ces questions lancinantes.
- Que te font penser ces mots et ses images? Les reconnais-tu? Cela ne te rappelle rien? Sinon, que ferais-tu dans la vie avec eux?
Tout pourrait servir ou desservir. L'odeur des plats qu'elle aimait, pourrait déterminer la région dans laquelle elle vivait...
Le temps passe et quelque part, cela me rassure. Cela me permet de la connaitre mieux, elle, même sans sa mémoire annexée.
Je remonte sa flèche du temps. Cela me rappelle mes cours pendant lesquels on m'avait intéressé à ce verre brisé sur le sol et qui revenait entier sur la table d'où il était tombé comme s'il n'avait jamais été cassé.
Ah, si je pouvais faire ça...
Et parfois, quand je ne m'y attendais le moins, une réponse positive qui me redonnait confiance et espoir. Ce n'était peut-être pas la bonne image qui rappelait son passé mais, une piste de qui elle était de manière plus intime.
Les problèmes de la mémoire, je les avais étudiés. Ce qui pouvait les générer et comment en augmenter les capacités. La maladie d'Alzheimer avait été un sujet lors de mes études. Dans ces cas-là, il ne fallait pas revenir totalement à zéro mais seulement recoudre des bribes de mémoire perdues récemment. Des bribes que tout le monde avait vécu avec la patiente déficiente en mémoire.
J'enregistre nos conversations sur dictaphone. Le soir, je les écoute quand elle s'est endormie pour en tirer mon rapport de la journée, fait constatations dans un journal dans le dossier "Luiza".
Parfois, je sens que je dérape dans une conversation en lui parlant de mon propre passé.
Ma vie aux Etats-Unis, au Japon revient dans mes monologues. Elle les écoute avec attention sans mot dire, sans que je ne ressente le décalage, le trou que je creuse inconsciemment avec sa propre vie.
Pourquoi lui apprendre un peu plus de ma propre vie?
Très lucide, elle rie, alors, spontanément en me le faisant remarquer.
Dans un sursaut, je me rends compte que mes tirades de multiples fois, répétées, ne l'aident pas.
Hier soir, elle paraissait fatiguée. Pour la divertir, pour la faire sortir de ses problèmes intimes, j'ai pu constater, plus fermement, mon dérapage incontrôlé.
Elle s'est rebellée avec mes questions et mes réponses trop subtiles pour elle.
Dépitée, elle finit par lancer.
- José. Là-bas, aux Etats-Unis, à t'entendre, tout est jeune, idées et tendances. Il faut seulement avoir de bonnes idées à développer et probablement trouver des sponsors. Mais nous sommes ici et cela ne m'arrange pas du tout ton histoire ni quels sont tes problèmes?
Elle avait raison.
Elle ne se laissait ni désarçonner ni emporter par mes délires de mes propres souvenirs.
Mes idées, même enthousiastes, ne sont pas communicatives. Il faut que je m'observe un peu plus.
Encore une note rapportée dans le journal, après la séparation.
Une parole malheureuse sans aucune intention de nuire, pouvait générer chez elle, une polémique avec une dispute à la clé.
Son caractère est totalement différent du mien.
Il est changeant, parfois irascible. J'en arrive à me demander si elle n'a pas un brin de bipolarité.
J'avais compris que pour elle, la colère correspond à un moyen d'expression, à une façon d'extérioriser un fond de gorge qu'elle a contenu en elle dans des temps plus anciens.
L'humour acerbe lui sert pour calmer le jeu et ridiculiser ce genre de rapports qui vient de nulle part et qu'une étincelle avait initié sans trouver mieux.
A table, quand l'émotion prend le dessus, je l'observe placide. Je reste de marbre avec des répliques calculées à l'économie.
Le plus fort, j'avais remarqué que cette attitude passive et attentive la fâchait encore plus et faisait monter sa température explosive.
Je sentais qu'il fallait changer vraiment mon fusil d'épaule et c'est ma mère qui intervient en sauveuse pour que tout rentre dans l'ordre.
Pas à dire, je suis trop cartésien, trop systématique ou trop calme. Je trouve en elle, mon complément caractériel.
Pas sûr que quelques grains de psychologie puisse arranger les choses si je ne marque pas le pas à reculons.
La psychologie demande autre chose qu'un peu de programmation comme pour un robot. L'intelligence artificielle a encore beaucoup à découvrir pour entrer en compétition avec l'homme. Cette voie du progrès pour l'homme donnait un cadre à mes recherches en sciences humaines, mais pour moi ce qui est important est ailleurs.
Dans mes vœux les plus intimes, je veux faire progresser l'intelligence humaine plutôt que l'intelligence artificielle.
Les budgets énormes investis dans "Human Brain Project" n'auraient jamais existé s'ils avaient été destinés uniquement aux hommes. Les sponsors du projet venaient souvent à partir de l'armée et du business des technologies.
Semblant acquiescer et poursuivre dans la voie artificielle, je prends, en secret, l'autre chemin de l'homme naturel, de chair et de sang.
Qu'est-ce que l'intelligence humaine?
Une question que je me pose depuis longtemps. J'en arrive à regretter ne pas avoir suivi des cours d'anthropologie.
Les tests de l'intelligence pas QI qui avaient tenté de la mesurer, ne valent rien.
Le QI, une preuve d'avoir une tête bien pleine?
Mais pleine de quoi?
De souvenirs, d'apprentissages à partir d'autres enseignants qui souvent vendent leur camelote apprise, répétée par cœur aux examens de fins d'études.
L'intelligence, elle, se construit patiemment au cours d'une vie d'expériences les plus variées par la créativité. Expériences que certains extrapolent pour inventer et que d'autres oublient et tombent dans les poubelles de l'histoire.
La mémoire s’accroît avec le temps si elle dépasse l'innée.
Quand je pose des questions complémentaires en dehors de son présent, Luiza me répond avec spontanéité et souvent avec une justesse toute féminine, toute intuitive.
L'émotivité, l'intuition font partie des aspects de sa personnalité.
Récupéra-t-elle sa mémoire?
Luiza a un esprit vif. Elle ne doit, manifestement, pas mâcher ses mots avant de les sortir. Tout ce qu'elle apprend, reste gravé désormais.
Sa curiosité, un point important à mes yeux.
Elle a été dans ma bibliothèque. Amusant de voir ses lectures favorites. Des livres d'histoires.
C'est comme un jeu, pour elle quand elle me raconte ce qu'elle a lu. Un mémento vivant. Elle a retenu jusqu'aux numéros de pages des livres.
Elle remplit sa mémoire avec tout ce qui lui tombe dans les mains. Mais, par contre, cela reste un échec avec ce qui se passait avant ce premier janvier fatidique.
Ma mère n'avait pas de télé.
L'actualité ne manque ni à ma mère ni à Luiza. Quand ma mère lui raconte sa vie pendant la guerre, Luiza écoute religieusement en l'interrompant uniquement pour lui permettre de bien comprendre l'histoire.
L'histoire, voilà, le sujet qui l'intéresse le plus. Elle a dévoré un livre sur l'histoire du Portugal.
Je me sens un peu en manque de succès, mais grâce à cela, je garde confiance.
Elle a toutes les chances que sa mémoire fonctionne mieux qu'espéré à l'avenir si le passé ne parvient plus à retrouver sa place.
Luiza semble espérer et qu'elle a pris la bonne voie de la rédemption avec moi et cela me réconforte même si, je dois bien me l'avouer, n'est pas très concluant et que je désespère quelque peu.
Ce qui l'avait rendu désirable à mes yeux c'était qu'elle ressemble au bébé qui vient de naître avec son intelligence lumineuse, spontanée en pleine possession de l'élasticité de son esprit. J'étais comblé.
En résumé, Luiza est devenue mon sujet humain d'études jusqu'à en oublier tout le reste.
Aller jusqu'au bout de mes expériences et faire croire qu'elle a un destin futur important avec moi et, qui sait changer de vie ensemble, ma effleuré l'esprit.
Oui, je l’espère, mais je n'en laisse rien paraître.
Ce soir, voilà qu'elle me caresse la joue et dit.
- Tu te donnes tellement de mal pour me faire retrouver la mémoire. Qu'est-ce que je t'ai fait pour mériter cela?
J'ai approché ma bouche de la sienne et je lui fis comprendre pourquoi.
Elle ne se retire pas. J'ai gagné une autre bataille.
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«Les yeux sont aveugles lorsque l'esprit est ailleurs. », Publius Syrus
7 janvier 2014: J'essaye une nouvelle fois de téléphoner à Luiza. Cela fait déjà la quatrième tentative. La boite vocale du portable de Luiza enregistre mes messages qui deviennent de plus en plus insistants, de plus en plus désespérés. Tous sans retour. Mon inquiétude grandit de jour en jour.
Je veux lui souhaiter mes bons vœux pour l'année 2014 comme première entrée en matière, mais je veux rassurer Luiza de mon soutient comme j'avais ressenti une certaine détresse dans sa voix lors de notre dernier entretient téléphonique.
J'imagine tout.
Son portable est-il tombé en panne de batterie? A-t-elle fermé pour une raison plus grave à l'hôpital sans pouvoir me joindre?
Cela ne peut être ça. Si elle était hospitalisé, l'hôpital aurait prévenu sa famille.
Les années précédentes, c'était Luiza qui avait pris l'habitude de me contacter quand elle ne pouvait pas se rendre visite en Algarve pour les fêtes. C'était arrivé une fois, je m'en souviens, maintenant.
Ce matin-là, il fait un froid de canard pour l'Algarve. Le vent accentue cette impression et à part, les activités essentielles, tout le monde reste chez lui.
En cette saison hivernale, mes temps morts auraient été utilisés à discuter en particulier avec Luiza.
Je recompose son numéro. Une fois, de plus, sans réponse.
Je n'y tiens plus. Je téléphone d'abord à notre père.
- Allo, papa, as-tu des nouvelles de Luiza? J'ai essayé de l'atteindre plusieurs fois, sans succès.
- Content de t'entendre. J'ai aussi essayé de l'appeler sans plus de résultats. Elle reste aux abonnés absents. Ce n'est pas dans ses habitudes. Normalement, elle téléphone si elle ne vient pas à la maison pour le Nouvel an. Elle était venue à Noël. On n'avait pas remarqué quoi que ce soit dans son attitude. Rien de tout cela.
- Ce n'est pas tout à fait exact. Elle semblait un peu déprimée tout de même.
- Un peu, peut-être, oui. Mais rien de vraiment inquiétant. J'ai essayé de lui redonner confiance. Elle a une bonne éducation, un bonne situation...
Il n'a rien remarqué. Il y a des choses que l'on se dit entre femme et qu'on ne dit pas à son père.
- Ah, tu crois cela? Je crois me souvenir que tu étais très rationnel et pragmatique dans ton monologue. Tu ne lui as pas dit qu'elle allait tout droit dans le mur avec des idées moroses, mais elle aurait pu l'interpréter de cette manière.
Surpris, papa eut un moment de flottement sans réponse. Vouloir rassurer quelqu'un de sensible ne marche pas comme à un touriste qui dans son hôtel, se plaindrait du temps. Je continue sans l'attendre.
- Et, son absence, son manque de contact, tu ne trouves pas cela inquiétant, papa?
- Si, bien sûr, j'ai même pensé avertir la police.
Papa m'énerve parfois. Il faut que je le tance pour qu'il se mette sur son pied de guerre. Papa manque parfois de perception des choses.
- Et tu n'as rien fait. Il faut le faire, à mon avis ou aller sur place à Lisbonne. Veux-tu que j'y aille?
- Si tu as du temps, ce serait une bonne initiative avant de prévenir la police. Ce que tu pourras toujours faire sur place, là-bas, à Lisbonne.
- Ok. Je vais prendre une place dans un train et j'y vais. Je laisse la voiture à mon mari. Je lui téléphone immédiatement pour l'avertir de mon absence.
- Bien. Habille-toi chaudement. Il ne fait pas trop chaud. Dis, tu me téléphones dès ton arrivée pour me donner des nouvelles. Le temps passe et je suis pris par certains problèmes à l'hôtel. Je ne peux pas partir d'ici pour le moment. Nous avons encore beaucoup de touristes qui prolongent les fêtes du nouvel an. Merci d'avance pour toutes tes actions. A plus.
Je raccroche.
J'appeler Joao et lui révèle mes intentions.
Il acquiesce sans discussion.
- Ok, ma chérie, mais téléphone-moi à ton arrivée. Je suis curieux des suites que tu donneras à ton enquête. Je me souviens que tu as toujours eu des dons de Sherlock Holmes.
- Ouais. Arrête. Je sais et ils t'ont servi plus souvent qu'à mon tour. J'ai téléphoné à mon père et il attend aussi de mes nouvelles. Dès que j'en ai je lui téléphone et on avise.
Je raccroche. J'espère que ma pique ne lui a pas frisé l'échine. Non, il me connait. Rien à prendre avec moi...
Quitter le maison et prendre le bus pour atteindre la gare la plus proche. Moins d'une heure me suffit pour être dans le train. Pas de réservation. Toujours de la place sans réserver à l'avance en cette période de l'année. Une vingtaine d'euro pour le billet.
Un peu plus de trois heures de trajet pour arriver à Lisbonne.
Des heures que je passe à ruminer dans mes pensées, à regarder les paysages qui défilent sans laisser de trace dans ma mémoire.
J'ai déjà tellement eu l'occasion de prendre ce train depuis plus de dix ans. Jamais mon impatience d'arriver à destination n'a été aussi grande.
Arrivée à Lisbonne, un taxi pour me rendre au domicile de Luiza dans les hauteurs de l'Alfama. Le silence hante les lieux protégés du vent. Une activité très pauvre, inhabituelle.
Dans le taxi, les rues à angles droits du bas de la ville se substituent aux petites rues en lacets en grimpant, se faufilant entre la circulation, en laissant passer, en priorité, les vieux trams jaunes et quelques passants qui se protègent d'une légère pluie sous un ciré jaune. Ce n'est que maintenant que je remarque qu'il a commencé à pleuvoir.
J'ai déjà passé de bons moments dans le petit appartement qu'occupe Luiza dans une ruelle étroite qui ne laisse pas facilement le passage aux véhicules trop larges. Que de fois, n'avons nous pas ri ensemble. Elle se mettait à rire à cause l'étroitesse de son meublé avant de dire qu'elle s'en foutait royalement.
Arrivée à proximité, d'un geste de la main, je propose au taximan de me déposer au coin de la rue principale.
Je ferai le reste du chemin à pied.
La maison à appartements où habite Luiza apparaît très vite.
Rien de changer. Le nom de Luiza sur la sonnette est toujours présent.
Je se mets à sonner plusieurs fois. Pas de réponse.
Mes essais infructueux réveillent une voisine qui vient à la fenêtre et semble un peu vexée d'avoir été dérangée dans sa sieste.
- Qui demandez-vous?", me lance-t-elle courroucée.
- Ma sœur, Luiza qui habite au deuxième étage. Ne l'avez-vous pas vue ces dernières semaines?
- Non. Vous savez votre sœur entre et sort depuis qu'elle a perdu sa place au laboratoire.
Cette première confidence tombe à plat comme une nouvelle surprenante à mes oreilles. Jamais, Luiza ne m'avait dit qu'elle avait été virée.
- Elle a perdu son job? fis-je en écho dans une phrase qui aurait dû être suivie d'un point d'exclamation pour une sœur qui aurait dû le savoir.
- Vous ne le saviez pas?
- Heu...Non. Merci de m'en informer. Vous ne l'avez plus vue depuis quand?
- Plus d'une semaine. Je ne me souviens plus. Cela doit être vers le réveillon. Elle faisait partie de petits groupes de jeunes. Peut-être, est-elle partie avec l'un d'eux. Je vous l'ai dit, elle est souvent absente. Si vous croyez que l'on devrait s'inquiéter à chaque fois qu'elle part....
- N'avez-vous pas les clés de son appartement?
- Non, je n'ai pas ses clés.
- Merci.
Je sens que je n'en apprendrai rien de plus.
Je tombe des nues. Luiza a perdu son job. Luiza, une sorteuse. Je vais de découvertes en découvertes.
Pas de clés de l'appartement. Pas sûr que la visite de l'appartement, puisse apporter plus d'informations, mais cela aurait pu répondre à la question de savoir si elle avait quitté les lieux dans la précipitation ou non.
De l'extérieur, tout semble normal, si ce n'est la boîte aux lettres au nom de Luiza qui déborde de prospectus publicitaire et qui prouve qu'elle est absente depuis quelques jours.
Inquiète, presque paniquée, je prends mon portable pour informer papa.
Comment ne pas passer mon inquiétude dans ma voix?
Quelques mots en résumé, très courts. Je lui dis que je vais à la police pour signaler la disparition de Luiza.
Un nouveau taxi pour m'y rendre dans le quartier central de Lisbonne. Tout va se précipiter. Tout doit se résoudre. Il y a certainement une raison bien plus banale. Je me donne ainsi du courage.
Le commissaire me reçoit et me pose une série de question pour déterminer si je n'affabule pas. Je dois être trop excitée et il le ressent.
- Pourquoi n'êtes-vous pas venu plus tôt? Une disparition est plus vite résolue quand on le sait plus tôt. Cela peut-être une fugue.
Il essaye de me calmer ou de m'effrayer?
- J'habite en Algarve. Je n'ai pas de contacts quotidiens avec ma sœur.
Une fugue. Mais pourquoi, une fugue quand on perd son job?
La décision est prise. Le commissaire finit son rapport.
- Nous prendrons un serrurier pour pénétrer dans l'appartement. On ajoutera votre sœur dans les avis de recherches. Nous avons l'habitude.
Une habitude dont j'ignore tout. Cela doit arriver souvent pour lui, mais pour moi, tout est nouveau.
Je signe le procès verbal tapé à la machine.
Avant de sortir, il me lance une nouvelle fois, pour me rassurer.
- Retournez chez vous. Donnez-moi vos références et un numéro de téléphone pour vous appeler. Ne vous en faites pas. On va faire réapparaître votre sœur.
Il doit avoir raison. Comment pourrais-je continuer mes recherches?
Même si je désespère que pourrait-elle faire de plus que la police?
Ma mission se termine par une confirmation: Luiza a disparu et il faut la retrouver.
Je décide de reprendre le train avant le soir pour retourner en Algarve.
Je parviens à sourire en me disant "Tu deviens très rationnelle, ma chère Manu".
Arrivé dans la soirée, je mets mon père au courant et me mets à attendre des nouvelles en ne quittant plus mon portable d'une semelle.
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« L'amour est aveugle par éblouissement. », Albert Brie
Le lendemain, je me réveille sans faire de bruit.
Luiza dort encore à côté de moi.
Je descendre au rez-de-chaussée et prépare le petit-déjeuner fier de la faire avant ma mère.
Je me mis à réfléchir sur notre nouvelle forme de mes relations avec Luiza.
Hier, je me suis énervé avec elle, je n'aurais pas dû.
J'aurais dû me contrôler.
Elle me semblait ne plus vouloir aller plus loin pour retrouver la mémoire. Aucune des images que je lui passais devant les yeux ne lui invoquait quelque chose de tangible malgré le temps dépassé que je lui laissais pour l'interpréter. D'un revers de la main, elle a fait table rase de mes images en les envoyant par terre.
Si cela continue ainsi, il faudra que je passe à autre chose.
La loi de l'immédiateté est indispensable pour déterminer qui elle est et donc pour pouvoir déterminer qui elle a pu être dans le passé.
Pour changer de sujet de conversation qui s'envenimait, je lui ai parlé de moi-même.
Des paroles, assez sèches, dépassèrent ensuite mes pensées jusque dans les extrêmes. Elle y raccrocha les siennes par des questions.
- Désormais, tu connais ma mère. Mon père était français. Au départ, ils se sont aimés mais mon père était souvent en déplacement pour son travail. Il est mort en 2003.
- Ta mère a dû trouver le temps long, avant sa mort et après sa mort. Pas beaucoup d'activités par ici, non? Je suppose que tu tiens plus de ton père que de ta mère.
- Tu dois avoir raison. J'en ai eu l'impression. Mon père était comme un marin qui revient à quai. Je me suis souvent posé cette question. Aujourd'hui, je voyage beaucoup, mais je passe presque toutes mes vacances ici avec ma mère et, surtout, pendant les fêtes de fin d'années. Une autre raison, j'aime le calme de cette région en dehors de la vie trépidante de la capitale.
Puis, dans la soirée tout était rentré dans l'ordre avant cette nuit ensemble.
Ai-je profité de la situation dans mes propres buts scientifiques?
Hier, Luiza, avait fait cette réflexion qui me revenait dans l'esprit "Tu te donnes tellement de mal pour me faire retrouver la mémoire. Qu'est-ce que je t'ai fait pour mériter cela?".
Elle peut me laisser penser qu'elle s'est donné à moi en remerciement.
Même si je ne suis pas médecin, c'est comme une relation malade-médecin plus que professionnelle. Est-ce normal? Devenir amoureuse alors que manifestement, pour Luiza, je pourrais être considéré comme un vieux schnock. N'ai-je pas été plus admiré qu'aimer?
Plus étranges, encore, nos relations ont été plus morales que physiques.
Il est manifeste qu'elle savait donner de l'amour, mais qu'elle avait dû avoir des expériences malheureuses du côté de l'amour physique.
Je sais que le cerveau est impliqué dans les stades du désir, par l'évaluation l'émotion, la motivation et l'acte d'amour. Alors, y-a-t-il eu un stade qui aurait échappé cette fois?
Je rumine sur ces questions à lui poser comme s'ils s'agissait d'indices dont il fallait que je tire parti.
De guerre lasse avec mes pensées, le repas préparé et mis sur un plateau, je retourne dans la chambre en n'y pensant plus. Luiza dort toujours, je dépose le plateau et redescend au premier dans mon bureau pour établir mon rapport.
J'avoue que je ne progresse pas beaucoup pour lui faire retrouver la mémoire et cela me désespère.
Les jours passent et ces vacances de réveillon arrivent bientôt à leur terme.
Il me faut repartir pour Lisbonne et de préférence avec elle.
Une heure après, elle s'est réveillée. Elle a dû déjeuner.
Je la prépare à mon départ.
- Il faut que je regagne le bureau pendant trois jours. Je dois voir Pedro qui est déjà rentré. Je reviendrai après et nous déciderons de ce qu'il faudra entreprendre ensuite et si tu m'accompagnes ou non.
- Bonne idée. Cela me donnera des vacances de toi aussi. Tu m'as épuisé. Je me promènerai, je parlerai avec ta mère",dit-elle avec un sourire narquois.
Je termine notre dialogue.
"Oui, ma mère s'occupera d'elle", me dis-je.
Elles ont fait bon ménage et cela me rassure.
Mon départ eut lieu le lendemain matin vers 10 heures.
Avant de partir, elle m'embrasse avec tendresse et me lance d'un geste de la main.
- Reviens-moi, vite. Je t'attends.
Tout va donc bien, elle a oublié notre petite querelle.
Il ne fait pas très chaud.
Dans la voiture, le conditionnement d'air automatique se met en branle et réchauffe très vite l'habitacle.
La route vers Lisbonne, je l'ai tellement empruntée que je pourrais y aller les yeux fermés. Une route toute droite, longeant le Tage.
Cela me permet encore de réfléchir.
Ce matin, pas beaucoup de circulation au départ. Seuls les feux de circulation entravent l'allure de mon voyage. Plus je me rapproche de la capitale, plus ils augmentent en nombre.
Lisbonne apparaît bientôt avec le pont qui passe de l'autre côté du fleuve. Le quartier de Belem apparaît ensuite.
J'y suis presque, du moins je le pense. Un accident avec un camion entrave ma progression.
Il me faut traverser le bas de la ville, contourner la colline pour arriver dans le nouveau quartier de l'exposition 98.
Il est déjà près de midi.
Avant de me rendre au bureau, je me gare et remonte à pied au travers de la place Commercio vers le centre de la ville. Un quartier de petits restaurants est devant moi. Je prends l'un d'eux pour déjeuner.
Quelques temps après, ma commande arrive avec un baccalhau à bras. Je l'enfile assez vite avec une bouteille d'eau. Des pasteis de nata comme dessert et me voilà reparti vers la voiture.
Au retour, sur l'une des vitrines, je tombe nez à nez avec une affiche avec les photos de disparus.
Pas de doute possible, l'une d'entre elles est celle de Luiza.
Des recherches avaient donc été entreprises pour la retrouver.
J'en reste troublé, presque agacé.
Devrais-je le lui dire? Cela m'ennuie. C'est trop vite. Je n'ai pas assez progressé dans mon travail de récupération de sa mémoire.
Je suis loin d'avoir atteint mon but. Elle peut être déçue de rencontrer ceux qui la recherchent.
Je note le numéro de téléphone et la personne à appeler auquel il faut prendre contact et l'enfile dans mon portefeuille en espérant l'oublier au plus vite.
Je verrai au retour la marche à suivre et lui raconterai ma découverte.
Quelque part, Luiza est devenue mienne.
Je suis presque jaloux qu'elle puisse avoir eu une famille avant moi.
Je crains que si elle rentrait dans sa famille, nos relations en deviendraient toutes différentes.
Une peur de la perdre dépasse ma pensée et j'ai honte de moi.
Je décide de temporiser encore, à espérer que je n'ai aucune difficulté à lui demander de m'accompagner à Lisbonne à mon retour.
Nous partirons alors pour tourner une nouvelle page et passer au chapitre suivant de cette nouvelle vie.
Le quartier nouveau de Lisbonne est devant moi. Des tours modernistes construites lors de l'exposition sont dans le paysage mêlées aux pavillons qui ont tous pris une autre fonction toujours en relation avec la mer.
Arrivé au bureau, située au 7ème étage d'un des bâtiment, Pedro m'accueille. Sa première question me révèle qu'il a deviné mon maigre résultat et l'évolution de ma relation avec Luiza.
- Comment va Luiza? A voir ton visage préoccupé, tu n'es pas arrivé à lui faire revenir la mémoire, mais tu as fait ce que je t'ai conseillé: Passer à la phase amourette.
- Comment vois-tu cela?
- Tu es rêveur mais tu ne sembles pas trop déprimé.
- J'ai essayé de stimuler son cerveau et sa mémoire, par des fonds sonores, en la faisant sentir des effluves olfactive dans son sommeil mais sans résultats probants.
- Et tu es devenu amoureux. Crois-tu que cela ne se voit pas? Tu n'as pas essayé l'électromagnétisme dans l'arsenal. La dépression les émotions négatives, l'anxiété peuvent aussi altérer définitivement le subconscient. Se recréer une enfance heureuse rétrospectivement ne marche pas toujours.
- Tu as raisons. Je me trompe peut-être. Je me demande si je n'ai pas voulu créer une fausse mémoire à Luiza.
- Ça aussi est un risque à prendre. C'est le sujet du film "Total Recall" dans lequel on enregistre de faux souvenirs artificiels sensés coexister avec des souvenirs authentiques dans un miroir à deux faces.
- Mais, je n'ai pas encore dit mon dernier mot et je l'inviterai à venir dans mon appartement de Lisbonne dès que je retournerai chez ma mère. Quel sont tes dernières trouvailles dans nos autres projets?
Pedro m'en informe tandis que je continue à rêvasser en imaginant un autre moyen de contourner les problèmes de Luiza.
Les autres projets ont pris tellement peu de place dans mon esprit.
Une question me vient: suis-je un salaud comme me le faisait remarquer Pedro?
Je le ressens de plus en plus.
Le problème, c'est que ce n'est pas du tout ainsi que cela se passera et que son projet risquera d'échouer.
..
« C'est aux pensées à nourrir les paroles, aux paroles à vêtir les pensées. », Proverbe oriental
José à Lisbonne, je suis seule. Je me dois de réfléchir à ces journées passées avec lui, à la nuit que nous avons passée ensemble.
Je sens que je suis loin d'avoir retrouvé ma mémoire. Je me sens patauger entre deux eaux.
Que me veut José, réellement ?
Pourquoi veut-il m'aider à recouvrir ma mémoire avec autant de zèle?
M'attire-t-il par amour ou pour assouvir ses propres desseins scientifiques?
Suis-je au centre de ses investigations dans mon intérêt ou le sien?
De devenir amants n'était-ce qu'un piège pour assouvir à sa passion des sciences?
Sa capacité d'écoute semble parfaite, mais il ne tire pas de conclusions des progrès devant moi. S'il trouve une évolution positive ou négative, qu'il me le dise.
Quand il joue au psy, il le fait de manière trop scientifique et très peu émotive. Il évalue en secret sans m'assurer ou me rassurer. Secret professionnel?
Je dois avouer que c'est un maître pour m'amadouer.
Il est intelligent et futé à la fois.
Pendant nos conversations, je voyais qu'il prenait souvent des notes au sujet de nos rencontres. Un dictaphone lui servait quelques fois.
Je suppose que ces notes trouvent leur aboutissement, rassemblées dans des rapports.
José n'est pas ce qu'on peut appelé "un rigolo". Son sens de l'humour est un peu faiblard.
Souvent trop pressé, je le sens quand en dernier ressort, devant mes réponses qui ne correspondent pas à ce qu'il attend, ne lui vont pas.
Hier, je me suis fâchée. Il m'avait agacé. Il m'avait lancé que je ne faisais pas assez d'efforts pour retrouver la mémoire. Comme si cela se commandait.
Suivant son exemple, sans le lui dire, j'ai pris l'habitude d'ouvrir moi-même un carnet de bord dans lequel je note mes pensées intimes.
Puisque j'ai perdu la mémoire des faits anciens, je me dois que cette disparition ne se reproduise plus.
De ma chambre au deuxième étage, je descends au rez-de-chaussée pour parler à sa mère.
A mes questions sur le passé de José, elle me raconte tout. Je suis renseignée sur des épisodes de sa prime jeunesse, sur son enfance, ses études, ses réussites scolaires.
Pour sa mère, il est clair que c'est son dieu. Elle en est très fière.
Elle est visiblement contente que je m'intéresse à son fils et ne cache rien de ce qu'elle sait. Mais que sait-elle en définitive sur lui de plus récent? Pas grand chose. Je ne peux pas lui demander quelle est la situation financière de son fils. Il est fort probable qu'elle n'en sait rien. Cette pensée s'évanouie immédiatement dans mon esprit. Sa situation financière, une idée toute féminine, ça.
Deux heures après, je ne suis pas beaucoup plus avancée. Elle m'a montré quelques photos pour étayer ses révélations.
Pour elle, la vie de José s'est arrêtée après ses études.
Déçue, je remonte au premier étage dans la pièce qui lui sert bureau.
J'ouvre le tiroir de son bureau et je trouve son carnet de notes.
Je me demande s'il ne l'a pas oublié.
Indiscrète, je m'empresse de lire.
Je m'aperçois qu'il va loin dans ses investigations et ses déductions. Il y a des détails intimes qui ne correspondent pas à une analyse très scientifique.
S'il m'avait montré ce que sa Science pouvait m'apporter, de l'évolution des techniques, des démonstrations présentes, cette fois, ses remarques dépassent ce cadre-là. Je suis gênée d'être entrée dans son carnet intime.
José m'a affirmé que mon intelligence est intacte.
Je me dois de le lui prouver.
Son ordinateur est là. Pourquoi ne pas commencer une recherche sans but précis.
L'actualité est ma première rencontre avec son ordinateur.
Puis, il me vient une idée, un flash, pourrais-je dire: et si quelqu'un me recherchait sur Internet?
Je tape "personnes disparues" et lance une recherche.
Une liste de personnes triées par ordre des dates décroissantes par ancienneté vient devant mes yeux curieux.
La liste est longue. Plusieurs têtes avec photos se succèdent.
La surprise vient à la 4ème page. Je l'ai presque sautée.
Ma photo occupe la cinquième place sur l'écran.
La photo doit être assez ancienne, mais, cela ne fait aucun doute, c'est moi.
Pourquoi José ne m'a jamais donné l'idée d'aller voir si je n'étais pas recherchée?
Mes soupçons étaient-ils donc fondés et confortaient avec cette conséquence: José voulait me tenir pour sienne dans son laboratoire de cobayes.
Je suis devenue sa "chose", son objet d'expérience.
Mon excitation monte d'un cran.
Au côté de la photo, mon prénom, Luiza, ce qui doit être mon nom et un numéro de téléphone à appeler dans le cas où un lien avec la personne disparue pouvait exister. Je note le numéro et prends le téléphone en composant le numéro.
Une voix féminine vient à l'autre bout:
- Bonjour. Le bureau de la police de Lisbonne. Que puis-je pour vous?
J'espérais tomber sur une voix connue, quelqu'un de ma famille et c'était la police qui jouait à l'intermédiaire.
Surprise, je reste sans voix un long moment, interloquée. Je n'ai pas prévu cela.
Comme lors de la première rencontre avec José, ma peur se réveille. Révéler qui je suis, que je suis l'inconnue de la photo dont le numéro se trouve sur la page d'Internet.
Si je disais que je suis la disparue, la question suivante de la police sera irrémédiablement, "pourquoi n'êtes-vous pas venu plus tôt vous livrer à la police?"
Il faut biaiser. L'idée de jouer à l'intermédiaire me vient.
- Bonjour. J'ai consulté la liste des personnes disparues. Je connais celle qui se trouve sur votre adresse internet avec le numéro 201433.
- Un moment. Je cherche ce numéro.
Quelques secondes plus tard, la voix reprend.
- Voilà, je l'ai. Connaissez-vous la personne disparue personnellement ou est-ce vous même?
Ces quelques instants de recherche m'ont servi pour choisir une réponse.
- Non, ce n'est pas moi. Je l'ai connue et revue récemment.
Je sens que j'ai gaffé quelque part.
- Récemment. Depuis combien de temps? Des jours, des semaines?
"Quelle importance? Elle est vraiment chatouilleuse", me dis-je.
- Quelques jours. La photo doit être ancienne. La couleur des cheveux ne correspond pas vraiment. Je fais peut-être une erreur. Ne pourriez-vous me donner le moyen de prendre contact avec les gens qui ont signalé cette personne disparue?
- En principe, nous ne pouvons pas donner cette information pour ne pas donner de faux espoirs à la famille. Nous sommes les intermédiaires avec elle. Donnez-nous votre nom et si vous le pouvez venez nous rendre visite au bureau de police. Si vous ne pouvez vous déranger, donnez-nous votre adresse et des inspecteurs vous rendront visite.
Je me sens vraiment piégée. Une idée... vite...
- Désolée, je ne pourrais pas passer à votre bureau demain ou après-demain et je ne peux pas me libérer aujourd'hui. Je pars à l'étranger. Ne pourriez-vous pas faire une exception et me donner le numéro, je pourrais rassurer ses proches qu'elle est peut-être vivante et en bonne santé.
- Ok. Mais donnez-nous votre nom et votre adresse.
J'invente un nom et une adresse et la réponse vient.
- Prenez note, le numéro de téléphone dont nous disposons est le +351 444 543 178. Prenez contact avec nous dans le cas où cela correspond. Ne dites pas que que je vous ai donné ces références à quelqu'un.
- Non Bien sûr. Mais, ce sera fait, je vous préviendrai. Merci.
La conversation s'arrête là.
Je raccroche le combiné et me demande quelle suite à donner à cette conversation.
Comme j'ai obtenu le lien, je me dois de l'utiliser.
La question que José m'avait posée, me revient en mémoire "Veux-tu une autre vie?" ou quelque chose d'approchant.
Voulait-il vraiment que je retrouve ma propre mémoire, ma vraie mémoire et pas une mémoire fabriquée par lui-même?
Puis, une nouvelle question me trouble: que ferais-je sans lui?
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« On a conscience avant, on prend conscience après. », Oscar Wilde
Je compose le numéro de téléphone que j'ai noté sur un bout de papier.
Cinq sonneries et puis une voix de dame qui retentit un peu essoufflée à l'autre bout.
- Bonjour, Manu à l'appareil que puis-je pour vous?
- Bonjour Madame, puis-je vous poser une question embarrassante?
- Oui, bien sûr, allez-y. Ce n'est parce que j'ai dû m'encourir du jardin que je suis essoufflée, que je ne pourrai pas vous répondre.
- Reconnaissez-vous ma voix? Est-ce qu'elle vous fait penser à quelqu'un?
Un temps mort, puis une voix angoissée qui revient excitée.
- Est-ce toi, Luiza? Si ce n'est pas toi, ce serait troublant. La ressemblance avec elle est frappante.
- Luiza, c'est le prénom que l'on m'a donné, en effet.
- Mais où es-tu? Que deviens-tu? Nous sommes angoissés ton père et moi. Je suis allé chez toi à Lisbonne et une voisine m'a dit que tu étais souvent absente et qu'elle ne t'avait plus revue depuis le début de l'année. Raconte-moi ce qui s'est passé et où es-tu. Je t'en prie, informe-moi.
- C'est toute une histoire. Moi, par contre, votre voix ne me rappelle rien. Comme le reste d'ailleurs. J'ai subi une perte de mémoire depuis le Nouvel An.
- Une perte de mémoire? Tu ne me reconnais pas. Que s'est-il passé?
- Ce qui l'a causée, je n'en savais rien. Je l'ai appris. Il parait que ce fut une chute pendant la nuit du réveillon. Une chute qui a fait le vide dans ma tête.
- Et maintenant, où es-tu. Je viens te chercher immédiatement, si je peux. Tu n'es pas à la rue tout de même?
- Non, j'ai été secourue par quelqu'un. José a assisté à ma chute et m'a recueillie sans que je puisse lui donner la moindre réponse à ses questions qui concernaient mon existence d'avant. Il a eu peur pour moi. Il m'a dit qu'il était fort probable que je ne reconnaîtrais pas ma famille si je la rencontrais aujourd'hui.
- Au fur et à mesure que tu parles, ta voix ne fait plus aucun doute pour moi, c'est bien toi, Luiza. Tu connais ton nom tout de même?
- Même pas. Quand je me vois dans le miroir, je ne reconnais que mon visage d'aujourd'hui. Je ne sais même pas s'il a toujours été ainsi. J'ai cherché sur Internet, les personnes perdues et j'ai trouvé une photo qui correspondait à peu près à mon visage actuel.
- Oui, j'ai donné une de tes photos anciennes à la police. Sache que ton nom est da Silva. Luiza da Silva.
- Beau nom, mais cela ne me rappelle pas plus.
- Dis-moi où tu es et je pars sur le champ te chercher. Ta famille qui t'aime t'attend. Elle sera tellement heureuse de te revoir.
- Je me trouve entre Sintra et Cascais. Je suis chez la mère de José Martinez qui m'a recueilli. C'est un neurologue ou quelque chose d'approchant. Il a essayé de me faire retrouver la mémoire. L'adresse exacte, je ne la connais pas. Je ne peux pas vous dire comment m'atteindre. Je suis venue en voiture jusqu'ici. Si vous pouviez venir aujourd'hui, cela m'arrangerait. J'ai des doutes qui me sont venus avec le temps au sujet de José. Il n'est pas ici actuellement, mais à son bureau de Lisbonne...
- Dis-moi "tu". Vouvoyer entre nous, cela me semble tellement difficile de te vouvoyer.
- D'accord. Excuse-moi. C'est encore difficile mais je vais faire un effort.
- J'arrive. Mon téléphone a enregistré ton numéro de téléphone. Je demanderai aux renseignements. Ne t'inquiète plus. Je téléphone à ton père qui est aussi le mien, je te l'apprends. Tu es ma demi-sœur mais je t'ai considérée comme ma vraie sœur. Juste le temps d'arriver. Disons dans trois heures.
- A toute à l'heure. Je t'attends. Tu ne peux t'imaginer à quel point, tu me redonnes confiance en moi pour retrouver ma mémoire. J'ai hâte de confronter mon présent avec mon vrai passé.
- A toute à l'heure.
Je raccroche et repose le cornet du téléphone fixe.
Le téléphone au repos, je regarde devant moi, dans le vide et je sens la joie me monter à la tête avec une envie d'étendre mes bras au dessus de ma tête.
Peut-être était-ce trop espérer que ce soit une bonne famille, mais cela ne vaut pas la peine de rester sur un point d'interrogation depuis le début de l'année sans la connaître.
Ma demi-sœur s'appelle Manu. Elle a encore un léger accent dans la voix qui, je suis sûre, vient d'ailleurs.
Le temps va me paraître long à l'attendre. Je ne tiens pas en place. Il faut que je fasse quelque chose pour patienter.
J'abandonne mes recherches sur la machine de José et descends au rez-de-chaussée chez sa mère pour la prévenir de la visite de quelqu'un de ma famille qui dit me connaître.
Je lui raconte mon coup de fil, mon subterfuge et ma peur de me faire connaître à la police.
Nous en rions ensemble.
Elle semble autant heureuse que moi à l'idée que ma famille m'a peut-être retrouvée.
Avec elle, je sens que j'ai une complicité totale. Une complicité de femmes de deux générations. Je ne sais qui et comment a été ma mère, mais j'aurais aimé en avoir une comme elle.
J'ignore comment José va apprendre la nouvelle de mon départ.
Je veux retrouver ce qu'a été ma vie. Peu importe si elle a été bonne ou mauvaise.
Je devrai peut-être changer son cours. Vouloir avoir une autre vie.
Mais, je veux être consciente de mon choix qui ne sera pas imposé ni par ma famille ni par José.
Je verrai cela dans l e seul ordre normal des choses.
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« La vie passe, rapide caravane ! Arrête ta monture et cherche à être heureux. », Omar Khayyâm
Dans les trois heures comme prévu, Manu arrive en taxi. Enfin, je crois, puisqu'elle vient dans la direction de la maison.
Par la fenêtre du bureau de José, je surveillais les allées et venues de la faible circulation autour de la maison. Depuis que je suis là, pas beaucoup de visiteurs.
Toute excitée, je descends pour l'attendre sur le perron.
C'est une dame, noire de cheveux. Sortie du taxi, elle s'avance vers moi. Quand elle me voit, celle qui s'est appelée Manu, sort son plus beau sourire à ma rencontre.
Elle porte un album, sous le bras, semble-t-il.
Son visage ne me dit rien. Je ne la reconnais pas mais, son sourire est engageant et je veux la connaître et qui sait la reconnaître.
- Je t'ai retrouvée. On m'a bien informé sur l'adresse. C'est bien toi, ma chère Luiza. Tu ne me reconnais vraiment pas?
- Je suis bien obligée de l'avouer: non.
- Je pouvais m'en douter en fonction de ce que tu m'as raconté. J'ai pris un de mes albums de photographies pour te prouver que tu as un passé dans notre famille.
- Très bonne idée.
- Que faisons-nous? Tu ne vas pas me laisser sur le pas de la porte. On entre dans la maison ou on part.
- Viens, entre, je vais te présenter à mon hôtesse hébergeuse, la mère de José qui m'a recueillie après ma chute.
- Je serai heureuse de la rencontrer.
- Je suis tellement impatiente. Je voudrais que nous retournions chez toi assez vite, puisque c'est aussi là que je retrouverai ma famille.
- Crois bien que ton père est aussi impatient de te revoir. Veux-tu retourner avant cela dans ton appartement à Lisbonne?
- Aucune envie. J'y retournerai plus tard quand je le jugerai nécessaire. Qu'y trouverais-je sinon des souvenirs morts dans mon esprit? On jettera en route, un coup d’œil sur les photos que tu as apportées. Je dis chez toi et je ne sais même pas où c'est.
- En Algarve. Dans le sud du Portugal. Tu vas te retrouver au milieu de toute la famille. Tu as dû remarquer que je gardais un accent étranger même après 13 ans pendant lesquels j'y vis avec mon mari Joao. J'ai une partie de famille portugaise et une belge. Je suis née en Belgique. Michel et Antoine, mes demi-frères, habitent là-bas. Je n'ai plus de contact avec Antoine. Avec Michel, bien. Je te rappellerai tout cela, plus tard. Dans son dernier coup de fil, il disait qu'il avait planifié de nous rendre visite dans moins d'une semaine. Ce sera une occasion de plus de rencontrer ce qui reste de ma famille belge. Il est médecin et il était de garde à l'hôpital lors des fêtes de fin d'années. Il n'a pu venir par ici avant cela.
- J'ai hâte de voir les photographies de toute la famille. Je me souviendrai peut-être de quelqu'un. Rentrons. Laisse-moi juste le temps d'écrire une mot pour José. Je vais te présenter à sa mère. Fais connaissance avec elle, pendant que je monte au premier. Je reviens très vite. Tu verras, elle est très gentille. José a une mère très sympathique.
Les présentations faites, je monte au premier.
Une feuille de papier sur le bureau de José et je griffonne sans beaucoup réfléchir:
Cher José,
J'ai trouvé sur Internet que j'étais recherchée. J'ai pris contact avec le numéro que la police m'a donné. Je suis arrivé jusqu'à ma demi-sœur, Manu. Ma famille et elle, me recherchaient en Algarve. Je ne la reconnais pas, mais qu'importe si elle me reconnait. Impatiente, je n'ai pu attendre ton retour. Je reprendrai contact avec toi, dès que possible. Je suis trop excitée de retrouver mon passé.
Je te remercie pour avoir tenté de me faire retrouver la mémoire. Je ne sais si je la retrouverai un jour dans son entièreté et ce qui a été ma famille, mais je ferai tout pour cela.
Excuse-moi encore pour ne pas t'avoir attendu.
Ta mère te racontera mon premier contact avec ma demi-sœur, Manu.
Je t'embrasse...
Luiza,
Je laisse la lettre, bien en évidence sur l'ordinateur de José.
C'est comme si j'agissais comme un automate à grande vitesse.
Je redescends quatre à quatre.
Manu parle à la mère de José. Leur calme tranche avec mon excitation. S'intercalent quelques sourires en me voyant arriver.
Manu a compris mon excitation et a déjà téléphoné avec son portable pour obtenir un autre taxi.
Cinq minutes après, un taxi klaxonne devant l'entrée.
J'embrasse la mère de José.
- Au revoir, Mamy. Je reviendrai. Vous acceptez que je vous appelle Mamy.
C'est la première que je l'appelle ainsi, mais elle me sourie.
Visiblement, elle est contente pour moi et dit simplement.
- Bien sûr que j'accepte. Cela m'honore. Vas-y. Retrouve ta famille. Surtout, ne nous oublie pas. Reviens me voir dès que tu le peux. En peu de jours, j'ai appris à te connaître. J'aime ta force de ton caractère et surtout ton humour.
- C'est promis. Tu sais, Mamy, je ne reconnais pas Manu, ma demi-sœur, mais elle me connait et cela ma suffit.
Manu et moi, nous nous retournons quelques fois vers la maison avec des signes de la main avant d'entrer dans le taxi.
Je suis heureuse.
J'ai pris la résolution de faire la chasse au passé et rien ne m'arrêtera.
Le futur, n'est-il pas destiné à un après imprévisible et pour se changer au besoin par soi-même, même sans avoir toute sa mémoire?
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« La vie se passe tout entière à désirer... », Jean de La Bruyère
Dans le train, Manu me demande de raconter mon histoire.
Enfin, celle que je connais. Celle qui commence à partir du 1er janvier 2014.
J'espère seulement qu'elle la complétera l'histoire par ce qui vient avant.
Elle écoute avec beaucoup d'intérêt.
Quand viennent ses questions traditionnelles:
- J'ai appris par l'intermédiaire d'une de tes voisines que tu avais perdu ton boulot. Pourquoi n'as-tu pas appelé au secours ? Pourquoi n'as-tu pas cherché, toi-même à nous retrouver plus tôt?
Elles devaient venir. Je les aurais posée si j'avais été à sa place.
La première question, je ne peux y répondre.
Pour répondre à la seconde, j'ai des difficultés plus intimes. Je l'ignore tout autant qu'elle. Je reste évasive.
- J'ai eu confiance en José quand il m'a proposé de m'aider à retrouver la mémoire. Ce n'était pas un médecin, mais il semblait connaître son affaire. Il semblait avoir réussi dans la vie. J'ai eu peur des autres solutions qu'il m'avait proposées. Quant a la perte de mon job, je n'en savais rien. Excuse-moi.
- Ne t'excuse pas. Je comprends.
D'après sa moue, je comprends que ma réponse ne lui satisfait pas. Mais, psychologue, sentant mon trouble, elleabandonne les questions et ouvre l'album de photos qu'elle a emporté.
- Regarde ce que j'ai apporté. Je n'ai pas eu le temps de beaucoup chercher les photos sur lesquelles tu te retrouves, mais il doit y en avoir quelques unes dans cet album. Joao, mon mari, est photographe de paysages portugais pour des livres touristiques, mais il ne demeure pas en reste avec les photos de portraits. C'est vraiment un artiste. J'aime beaucoup ses photos. Il travaille pour des journaux et pour des livres touristiques. Tiens, le voici sur celle-ci, "mon" artiste préféré.
Je souris avec elle.
Mon regard passe ensuite alternativement sur les photos et sur Manu.
Pour chacune d'elle, elle me raconte une anecdote qui la concerne.
Des détails des prises de vue comme si elle me montrait des photos de vacances.
Puis, elle arrive sur une photo de gamine.
- Te voici, très jeune avec une sucette en bouche", dit Manu.
Une photo débile pour n'importe qui mais pas pour Manu qui en rie.
Cette photo ne me touche pas.
Une autre en face, avec un nounours dans le bras, pas plus.
Dommage que certains enregistrements des voix n'ait pas été faite comme dans un film, au moins j'aurais pu m'entendre avec plus d'émotion.
Je ne laisse rien paraître de ma relative froideur des photos et je prends part à l'émotion de Manu plus pour lui faire plaisir.
Plus intéressée, mon regard tombe sur une photo qui me représente plus âgée avec mon père.
- C'est moi, celle-là? Je me reconnais", dis-je.
Manu me donne le contexte dans laquelle elle a été prise.
- Oui, tu avais une vingtaine d'années. Elle a été prise dans la campagne de l'Algarve qui est en arrière plan. Je ne me souviens plus en quelle occasion.
- Les deux manquent de sourire, tu ne trouves pas?
- Tu as raison. Elles ont dû être prises à votre insu à tous deux.
Pas de quoi s'inquiéter, me dis-je.
Mais, je suis obligée de constater que tout cela ne me dit rien, que cela ne me rappelle rien.
- Ça c'est moi à mon mariage en 2001. Je ne sais ce que cette photo là. Elle aurait dû se trouver dans l'album complet du mariage.
Manu est belle en blanc, me dis-je. Il y a donc treize ans de cela et elle n'a pas tellement changé à comparer la photo avec Manu qui est à côté de moi.
Je suis seulement contente d'exister pour quelqu'un dans le décor qui avait été le mien.
Les photos que Manu présente comme mon père ne m'en disent pas beaucoup plus sur lui et moi-même, mais je m'imprègne de ses traits pour ne pas paraître trop idiote quand je vais le rencontrer. Aura-t-il changé lui?.
C'est fini. La dernière page de l'album est arrivée.
La bobine de ma jeunesse est arrivée au bout de la bande scratch.
Manu ferme l'album.
Je vais tous les rencontrer, c'est évident.
Les photos m'ont permis de mettre un nom sur chacun des personnages. Plus aucune photo de moi-même, plus âgée..
Bizarre, Manu ne me parle pas de ma mère. Aucune photo d'elle.
Mon père a-t-il divorcé? Ma mère est-elle décédée?
Cela devrait revenir sur le tapis plus tard, mais je n'en dis rien. J'ai eu mon compte des souvenirs pour cette fois.
Manu sort une photo de son sac. Une fillette de moins de dix ans et elle me la présente avec un enthousiasme particulier.
- L'album n'en contient pas. Mais tu vois, celle-ci est une photo récente, c'est ma fille, Rosa. Elle a dix ans. Toujours espiègle.
Je n'ose pas sortir la question : "Comme sa maman?".
Une nouvelle fois, j'en oublie les paysages qui défilent par la fenêtre du train. C'est images me donnent plus de nostalgie que ces photos de personnages de ma famille.
Je suis fâchée, agacée de devoir l'avouer, mais c'est ainsi.
Les paysages devant mes yeux défilent tout aussi neufs pour moi.
Dans la grande gare de Setubal, le premier arrêt fut assez long. Dans les autres gares, plus petites, ils se déroulent dans des temps d'arrêt plus courts.
Pas beaucoup de voyageurs dans le sens Lisbonne-Faro. Je le fais remarquer à Manu qui me dit:
- Il y en a plus dans l'autre sens vers Lisbonne pour des navetteurs qui se rendent dans la capitale. Ce soir, ce sera peut-être l'inverse. Je ne fais pas souvent le trajet pour aller vers la capitale.
Je me dis en silence: José m'avait proposé une autre vie avec le risque qu'elle soit artificiellement construite alors que je voulais connaitre seulement la mienne sans fioritures, sans mensonges et sans sciences infuses et, c'est cette vie-là qui vient à moi.
Désolé pour José qui en espérait peut-être une autre vie pour moi.
Rien n'empêche que les vies ne se complètent plus tard.
Je ne veut pas anticiper. Je préfère imaginer le présent, minute par minute avec leur futur immédiat.
Je ne sais si j'ai toujours été comme je le suis aujourd'hui.
Si je pouvais plus fermer ma grande gueule dans ce passé inconnu pour moi. Ce que je sais, c'est que j'aime intéresser les gens par un humour grinçant à la limite de l'entendement comme dans un jeu.
Mais, cette fois, j'ai pris la décision de faire tout pour m'adapter à cette situation entourée des miens et de me faire bien voir par eux.
Se retrouver parmi des inconnus pour moi si ceux-ci reconnaissent l'inconnue que je suis devenue et qu'ils m'acceptent ainsi, cela me va.
Je suis prête à devenir un flipper entre ma famille d'avant et ma vie de demain avec cette nouvelle famille à Lisbonne.
Plutôt cela que quand il ne se passe rien à attendre cette putain de mémoire qui ne revient pas.
Savoir que l'on a vécu dans un espace et dans un temps précis, apporte un réconfort personnel même avec des trous dans ce vide partiel.
Je ne suis pas sûr que j'aurai assez de présence et de dérision en réserve pour qu'ils m'apprécient.
Quant à José et sa mère, je suis sûr que je les reverrai très vite.
De mon départ dans ma famille, nous en avions parlé, José et moi, sur l'oreiller. J'espère qu'il approuvera ma décision d'être partie aussi vite sans le prévenir.
Mon esprit demande du concret, du tangible et pas uniquement une éventualité apportée par des images d'une mémoire ancienne.
José est un scientifique. Il est parfois trop systématique, trop systémique pour avoir compris avec toute sa science de retrouver mon passé tel qu'il est.
Pourtant, une peur instinctive, irrationnelle, indéfinissable me tenaille entre les deux nouveaux feux de ma vie.
Ce serait peut-être un comble probablement pour eux deux, s'ils le savaient.
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« Il y a des moments où tout réussit. Il ne faut pas s'effrayer. Ça passe. », Jules Renard
Chemin faisant, d'anecdote en anecdote, de blabla en blabla, le voyage se poursuit comme deux amies pourrait se le raconter après leurs courses au sujet des derniers péripéties de la semaine.
Après le train, c'est le taxi.
Enfin, nous arrivons toutes deux devant la maison de Manu. Une belle maison blanche, sans conteste.
- En été, la maison sert comme gite touristique rural avec deux chambres à louer depuis que je ne travaille plus.
Un homme a dû nous attendre depuis un temps et se trouve devant le perron. Il est tout sourire.
Je n'ai pas le temps de chercher dans mon répertoire de photos mémorisées que Manu annonce fièrement.
- Je te présente, Joao.
Je remarque que Manu fait un clin d’œil à son mari. Il a quelques tempes grises du plus bel effet qui s'est ajouté depuis la photo que j'ai vue dans le train.
Elle a de la chance, Manu.
Joao, un bel homme, sans conteste.
Me le présenter, c'est vraiment le cas.
Le ramage vaut le plumage, me dis-je. Très affable, Joao.
Elle l'a prévenu de mes pertes de mémoires.
- Je téléphone à papa pour l'avertir de ton arrivée", dit Manu.
Les présentations se poursuivent avec le tour du propriétaire. La petite Rosa est à l'école.
Deux heures après, dans la soirée, mon père arrive.
Au départ, il est tout sourire. Puis viennent les questions rituelles.
- Pourquoi ne nous as-tu pas prévenu plus tot? Nous serions venus te chercher...
Cette question commence à m'énerver. Je le coupe.
- Parce que je ne sais pas qui je suis. Je ne savais pas qui prévenir.
Un nouveau clin d’œil de Manu à Joao qui a compris que l'on repartait dans des questions sans réponses.
- Il ne t'est rien de fâcheux, j'espère?", tente mon père.
- Non, papa. A part que je ne me souviens même pas que tu es mon père. Sinon tout va bien. Si je n'avais pas vu ta photo dans l'album de Manu, je ne t'aurais pas reconnu et aurait osé te tutoyer. C'est fou, non?
Il en reste quoi, sans rien dire pendant un temps non négligeable.
- Je suppose que Manu t'a un peu recadrée dans la famille. Elle a dû te dire que tu as reçu une bonne éducation scolaire. Tu travaillais dans un laboratoire et Manu nous a raconté que tu avais perdu le job. Tu ne te rappelles plus ce qui a mené à cela?
"Décidément, il ne comprend pas vite, papa", me dis-je.
La sécheresse de sa réponse me déçoit profondément. Me parler d'éducation lors de tels retrouvailles sans beaucoup de chaleur, c'est un peu surprenant pour moi.
Comme s'il pensait que son rôle de père était limité après avoir donné cette éducation de standing.
Surtout, ne pas laisser voir mon trouble en réponse et jouer à l'innocence. Faire semblant que je suis resté la petite fille bien sage.
- Non papa. Je m'excuse. Je ne peux en dire plus. Cette mémoire m'a lâchée. Le destin m'a opérée de ma vie antérieure. Mais j'ai dû l'assumer avec un peu d'humour et de dérision puisque je ne pouvais pas l'imaginer autrement. Si tu pouvais me remettre sur le droit chemin de la connaissance de moi-même et dans mon entourage, cela m'arrangerait. J'en serais enchantée.
- Excuse-moi, je débarque et j'ai des difficultés à imaginer ta situation. Manu m'a raconté que tu avais perdu ton job. Tu avais pourtant un bon job à mon avis. Tu devrais pouvoir en retrouver un autre sans beaucoup de difficultés.
- A condition que j'en ai encore envie aujourd'hui. Manu a dû te parler de José qui s'est occupée de moi. Comme scientifique, il m'a raconté ce qui a pu m'arriver après ma chute. Une perte de mémoire, mais qui sait, peut-être aussi une perte de compétence de mon ancien job. Je me rappelle qu'au début, il m'avait posé une question de savoir ce que j'aurais voulu faire dans la vie. Sais-tu ce que j'ai répondu?
- Non, dis-moi.
- Je te le donne en mille. Fermière. Cela m'était sorti sans réfléchir. Tu te rends compte de la différence qui existe avec quelqu'un qui travaille dans un laboratoire, puisque c'est de cela que d'après ce qu'on m'a dit, était de ma compétence. T'es-tu demandé à l'époque ce que je voulais faire de ma vie? J'imagine que tu m'as poussé à faire des études.
- Pour que tu deviennes quelqu'un que l'on respecte. Oui.
- Peut-être que tu le crois, mais c'est parfois très loin d'être la vérité. Je suppose que personne dans la société qui m'employait, ne s'est inquiété de ma disparition. Si je ne reconnais toujours personne de ce passé, je me reconnais aujourd'hui dans un autre miroir avec, je l'espère, un nouveau bonheur. Tu crois qu'avec une éducation bien formatée, on devient d'office quelqu'un et quelque part, naturellement un salaud de riche?
- Non, bien sûr.
- J'ai vécu ces dernières semaines chez la mère de José. Il a dû naître dans un milieu plus pauvre que celui dans lequel il vit aujourd'hui. C'est peut-être une situation pire à tes yeux.
Encore une hésitation à la recherche d'une réponse adaptée qui ne vient pas.
Je reprends.
- Quand je me suis retrouvé dans la situation de cette perte de mémoire, j'ai eu une peur panique. Je ne savais plus où aller. Avoir tout à réapprendre de mon passé, je ne sais pas si tu as une idée de ce que cela peut être comme traumatisme.
- J'imagine.
- Si je suis ici, ce n'est pas recevoir des reproches. Et j'espère vraiment que tu vas me remplir les vides de ma mémoire, papa. Pas pour que tu mettes au pas avec ta façon de voir les choses.
- Je vais essayer. Laisse-moi le temps, Luiza. Ce soir, je vais devoir rentrer à l'hôtel où je travaille. Tu restes ici chez Manu et Joao.
- Bien sûr, Luiza est notre invitée autant de temps qu'elle le désire", intervient Manu.
Manu avait compris qu'il devait y avoir quelques coincements latents avec son père qui surnageaient. En fait, je n'en sais rien. Mon subconscient, peut-être m'avait donné des impulsions pour répondre à mon père au même niveau que lui.
Je réponds en me tournant vers elle.
- Merci, Manu. Je dois ajouter qu'avec le temps, mon caractère a dû aussi évoluer. Ces quelques jours chez la mère de José ont été magiques, réparateurs. Je ne suis plus la même. Je ne sais si ce sont les images et les tests que José me faisaient passer devant les yeux. Ce fut comme une révélation, un lavage de cerveau. Il se continue encore. Je me questionne sur tout. Ai-je vécu cela dans une autre vie? Je ne peux parler des relations avec papa, puisque pour moi, il est encore presque étranger. Mais je fais des efforts. Crois-moi.
Mon père n'ajoute plus rien.
Il m'embrasse et me dit:
- A très bientôt. On se reparlera plus souvent désormais.
Tard dans la soirée, je suis restée seule avec Manu et Joao.
A un moment donné, Joao est devant son ordinateur.
Je ne sais pourquoi, je lui demande de chercher ce qu'on dit sur Internet à propos de "José Alvarez".
Si la police avait pu me donner cette envie d'en connaître plus sur moi-même, Internet le pourrait aussi sur José.
- Ok, allons-y. Internet dit moi tout sur ton sauveur, José", lance-t-il.
Je me place à côté de lui et nous regardons cet écran qui a réponse à tout..
Il entre le nom et lance la recherche sur son nom.
Il trouve très vite plusieurs résultats à sa recherche.
La renommée de José doit avoir été entière puisqu'il y a plusieurs pages.
En progressant de page en page, en reculant dans le temps, la surprise vient du fait de le retrouver dans certaines affaires qui avaient jalonnées son passé d'informaticien.
Des affaires d'argent. De gros sous, même.
José avait été à la tête d'une start-up informatique qui est tombée dans une faillite qui frisait le niveau "frauduleux".
Heureusement, la justice n'est pas parvenue à prouver une fraude. Il y a eu un non-lieu et l'affaire est tombée dans l'oubli. Voilà donc le parcours de José et la raison qu'il a à invoquer pour avoir changé de métier. Et apparemment, cela lui a réussi dans sa nouvelle vie.
Joao, rassurant, finit par me dire.
- Ne t'en fais pas pour José. Il y a eu beaucoup d'affaires qui se sont plantées, que la justice n'est pas parvenue à élucider. José a peut-être été plus simplement victime qu'autre chose. Beaucoup de start-ups ont dû mettre la clé sous le paillasson dans les débuts des années 2000. J'ai connu cela dans mon métier aussi. Le mal portugais qui a suivi, a peut-être été plus expéditif dans la suite. J'ai eu aussi quelques années pendant lesquelles j'ai vécu sur mes réserves. Mais cela va mieux dans le tourisme.
- Merci Joao. J'ai pu constater que José ne manque de rien aujourd'hui. Il a beaucoup voyagé pour des raisons professionnelles, m'a-t-il dit.
- De toutes manière, tu es désormais ici chez toi. Nous avons une chambre d'ami à l'étage et tu pourras y rester autant de temps que tu le désireras.
Les jours passent et je m'habitue à habiter chez Manu et Joao.
C'est avec Manu que je me sens le mieux. Elle est rassurante. Je m'occupe avec elle de la petite Rosa, qui n'est plus aussi espiègle que sur la photo présentée par Manu. L'espièglerie, je le constate, est parfois plus présente chez sa mère.
Quelques jours après, quand je sais que José est rentré chez sa mère, je lui téléphone. Il n'a apparemment aucun reproche sur mon départ précipité.
- J'ai découvert ton message. Ma mère m'a tout expliqué. Tu as eu raison de partir pour rejoindre ta famille. Comment vas-tu? L'as-tu reconnue?
- Tu m'avais prévenue. Non, je ne la reconnais pas. Pas encore. Peut-être un détail un jour qui me sautera aux yeux. Mais j'en apprends beaucoup sur ma famille et sur moi-même. C'est presque une cure de jouvence. Je suis occupée à reconstituer le puzzle de ma vie. Pièce par pièce. Ce qui est marrant en fonction de la personne qui raconte les anecdotes, il y a des différences versions et appréciations et donc des pièces qui ne trouvent pas leur place au même endroit.
- Je te l'ai raconté, je m'en souviens le soir quand tu es arrivée chez ma mère. Nous réagissions chacun avec nos propres visions et interprétations des évènements.
- Je m'en souviens. Je me retrouve avec des pièces du puzzle qui ne s'emboîtent pas bien. Quand elles sont redondantes, c'est pire.
José se met à rire au téléphone.
- Je me doute que tes doutes doivent être stressants. Quand reviens-tu à Lisbonne? Tu sais maintenant où tu habitais avant notre rencontre. Tu vas devoir te décider à revivre une vie personnelle, bien à toi.
- Tu as raison. Je vais revenir et j'ai un nouveau projet qui point dans ma tête depuis le voyage dans le train vers le sud. Je n'en dis pas plus. Je ne suis pas encore sûre de moi. Je dois me renseigner à ce sujet. Je te téléphonerai dès mon retour. A Lisbonne, ma demi-sœur m'a dit que j'habitais dans le quartier de l'Alfama et m'a donné l'adresse.
- Tu sais où me retrouver. Je pense souvent à toi. Tu me manques déjà.
- Je ne vais pas t'avouer cela trop facilement. Tu serais trop content de toi. Je t'embrasse. Je reste un peu par ici. Il parait que je vais rencontrer le demi-frère de Manu qui vient de Belgique. Une occasion de plus de faire connaissance avec la famille au complet.
- Tiens, je n'avais pas voulu t'en parler. En France, il y a une histoire qui te ressemble. Il s'agit de la vie de Jacques-Michel Huret. Il n'a pas retrouvé trente de mémoire et il a raconté cela dans un livre. Il n'a pas même eu de choc qui a engendré son amnésie. Enfin on ne sait pas parce qu'il avait un énorme bleu à la base du cou. A l'hôpital, on lui avait fait une piqûre de penthotal, mais rien n'y fit. Comme je t'ai raconté, il avait aussi conservé quasiment intacts des connaissances générales. Il lui a fallu beaucoup de temps pour retrouver une assise dans sa famille après son blocage psychique.
- Voilà, une bonne idée. Ecrire un livre sur ma vie de désespérée de la mémoire.
- Désespérée? L'es-tu encore?
- Non, j'ai évolué. Manu, si je ne la reconnais pas comme sœur, je pourrais très bien en faire une nouvelle amie. Nous nous comprenons très bien. Elle a un humour caustique comme le bien.
- C'est aussi une bonne idée. Raccroche-toi à qui tu aimes aujourd'hui et oublie ceux qui ne te rendent pas plus heureuse.
- Merci du conseil. C'est exactement mon premier projet. Après je devrai réfléchir à ce que sera mon futur puisque mon passé m'a lâchement abandonné. A plus tard.
J'ai raccroché en étant sûre que j'avais encore beaucoup de choses à lui dire.
Les jours qui suivent, sont tous bien remplis par Manu et Joao.
Il y a quelques années, Manu a quitté le travail qu'elle faisait avec son mari, Joao quand elle eut Rosa et elle s'en occupe intensément et me laisse un peu de place dans son éducation.
Joao m'a invité à l'accompagner pour aller voir la région de l'Algarve pendant son travail.
J'aurais pu reconnaître les endroits où il m'a mené et pourtant, je ne suis que spectatrice d'un monde qui m'est étranger.
Tout devient intéressant. Tout me semble beau et sujets à entrer dans ma mémoire toute neuve.
Je connaissais les mots communs pour représenter les choses et je m'efforce désormais de reconnaître les noms propres. Ce sont devenus des références environnementales en fonction de ce qu'il me raconte avec ce qu'elles représentent hier et aujourd'hui.
Le soir, on se retrouve ensemble à la même table. Je me mets à raconter ce que j'ai vu pendant la journée. Cela en devient une joie et confirme la petite idée que j'ai derrière la tête qui commence à poindre pour prendre mon destin en main.
- Tu as des dons pour raconter, constate Joao.
Michel, arrivé de Belgique, raconte sa vie en Belgique et rappelle le passé de Manu. Ils en rient ensemble.
La Belgique, un pays où il fait gris, où il pleut souvent et où en hiver, la neige fait son apparition pour tout déboussoler sur les routes là où il habite...
Passionnée, j'écoute ses histoires et les réactions de Manu avec attention.
Pendant sa semaine de présence, cela fait cinq à table quand la petite Rosa décide de ne pas la quitter. On rie beaucoup. Je me sens bien avec eux.
Les contacts avec mon père sont plus rares.
Il est d'après ce qu'on me dit, trop occupé par la gestion de l'hôtel à Albufeira. S'ils sont rares, je sens qu'il vaut mieux qu'ils le restent car je sens qu'ils sont assez froids. Je ne peux dire pourquoi il reste distant. Peut-être que moi, sa fille a dû mûrir en dejµhors de lui et qu'il ne me retrouve pas comme il a dû me construire et ne correspond plus à ses propres souvenirs.
Vais-je devoir le défendre pour qu'il me confonde ou me retrouve?
Plus tard, je parle de mon père à Manu.
Non, elle reconnait que parfois, Carlos a un caractère qu'elle qualifie de bizarre, de trop préoccupé.
Je m'incruste. Cela ne peut durer ainsi. Même si Manu et José n'en laissent rien paraître, il est clair que je ne peux pas profiter de leur hospitalité plus longtemps.
Un jour de février, je décide de retourner chez moi à Lisbonne. Il faudra bien que je travaille ou que je prenne mon destin en main.
J'ai un nouveau projet dans la tête et cela m'agace de le tenir pour moi. J'aimerais voir leurs réactions à ma révélation.
Ce soir-là, autour de moi, Manu et Joao.
- Je tiens à vous remercier pour l'hospitalité que vous m'avez tous deux offerte. Je vais devoir retourner chez moi...
- Tu peux rester. Tu ne nous déranges pas et notre petite Rosa aime bien ta présente. Quels sont tes projets. Veux-tu retourner à Lisbonne pour chercher un nouveau job de laborantine?, demande Joao.
- Non, Joao, j'ai envie de retourner sur les bancs de l'école. En cours du jour ou de soir, peu importe. Ce que je sais, c'est que je ne veux plus recommencer à être laborantine. Même si j'avais encore les compétences pour le faire avec mon diplôme, je ne suis pas sûre de pouvoir l'assumer. J'ai un autre projet.
- Ah, et quel est-il? demande Manu en interrompant de vitesse Joao.
- Je veux devenir guide.
Un moment de grand silence s'en suit de ma révélation et j'embraye sans attendre les reproches éventuels.
- Je ne sais si j'y parviendrai. Mais je sens que j'ai envie de connaître autre chose, de rencontrer du monde, de guider des touristes de tous les horizons. J'ai imaginé que cela doit être palpitant.
Manu et Joao se regardent un peu surpris.
- Palpitant, mais pas plus facile. Je te préviens.Tu dois connaître beaucoup de choses au sujet du Portugal pour devenir guide. Son histoire, ses paysages intéressants.... Puis ton diplôme ne te servira pas...
- Oui, je sais. Si je n'ai pas une mémoire de mon passé, j'ai remarqué que tout ce que je lis reste gravé dans ma nouvelle mémoire. Je comprends vos réactions, mais je veux faire quelque chose de ma vie qui m'intéresse et qui me plait. Papa ne sera pas content de ma décision, mais cela ne m'arrêtera pas. Dans un labo, j'imagine que ce sont des éprouvettes que je manipule à longueur de journée sans beaucoup de retours oraux. Et ça ne m'enchante pas ou plus. Cette fois, je veux choisir moi-même ce que je veux devenir.
- Et que veux-tu faire pour le devenir?
- Je vais partir demain soir. Si vous voulez avertir papa. S'il a le temps de venir par ici, je le verrai avant mon départ.
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« Quand le rideau se lève, la question est : baissera-il ? S'il baisse, c'est une comédie; s'il ne baisse pas, c'est un drame. », Marcel Pagnol
Depuis son arrivée à Lisbonne, Luiza suit les cours de jour pour devenir guide régional.
Elle s'est intégrée à un cours déjà entamé. Les matières à assimiler vont de l'histoire à la géographie en passant par les langues, mais c'est aussi des cours de psychologie, de richesses naturelles, de patrimoine, de cuisines du monde, de gestion de groupes et des imprévus...
Les présentations sont assistées par ordinateurs. On y apprend à rechercher les informations. Le reste se fait à la maison. Le weekend, elle retrouve José. A bord de sa voiture, ils vont parcourir les villes et les campagnes portugaises au nord et au sud de Lisbonne. Le samedi soir se termine chez lui dans une séance d'amour partagé.
L'été arrivé, est une occasion pour exercer ses connaissances. Elle accompagne des guides affirmés sur le terrain avec des touristes.
Ses moniteurs ont tout de suite compris qu'elle était intarissable au sujet de l'histoire du pays et la laissait parler devant les touristes.
Elle a des dons pour les langues mais elle a compris qu'il faut aller encore plus loin. En autre temps, elle travaille dans un restaurant pendant la journée et s'amuse à parler avec les touristes à des moments creux. Le loyer, c'est José qui a voulu le payer.
Dans son appartement de l'Alfama, pendant qu'elle révise ses cours, elle écoute de la musique anglaise, française et espagnole pour se mettre dans l'ambiance de ces pays qu'elle n'a jamais visités à part l'Espagne.
Son envie d'apprendre et sa motivation est insatiable.
L'amour prend tout doucement ses quartiers d'automne après ceux de l'été.
Les vacances sont terminées.
Un soir de fin octobre, elle reprend ses cours théoriques de langues.
La température est encore étouffante en cette soirée dans les rues de Lisbonne.
Elle est fatiguée. Elle a mal dormi.
Lors d'une visite chez le gynécologue, elle apprend qu'elle est enceinte.
Elle le dit à José qui saute de joie. Leur joie est commune et se complètent dans des échanges de baisers fougueux.
Le cours se termine à 19:00 heure.
Elle prend le tramway pour rentrer chez elle.
José n'est pas venu la chercher. Il n'était pas disponible.
Tout à coup, dans le tram, une voix s'adresse à elle.
- Alors, on ne vient plus aux réunions, Luiza?
- Pardon, quelles réunions, on se connait?
- Bien sûr, qu'on se connait. C'est moi, Maria. C'est dingue, moins d'un an et tu ne me reconnais déjà plus. Nous avons manifesté quelques fois, dans la rue et nous étions ensemble au meeting en novembre 2014. Tu m'avais dit que tu avais perdu ton job. Tout le monde avait remarqué ta déprime à la suite de cette annonce. C'était comme si tu voulais te suicider à certains moments. J'ai essayé de te soutenir. J'espère que tu as trouvé une meilleure solution pour te venger de ton patron au labo dans lequel tu avais travaillé.
Luiza reste muette. Captée par cette nouvelle.
Ces mots "déprime... suicide", font écho dans sa tête.
"Cette Maria m'a connue pendant cette période trouble inconnue de ma famille", se dit-elle.
C'était donc ça. José avait raison.
J'avais probablement vécu une période noire à la fin de 2014, jusqu'à vouloir me suicider ce premier janvier.
Que répondre? Qu'elle était devenue amnésique? Luiza ne se souvient de rien et pour cause mais elle n'a plus envie de répéter ce scénario auquel elle s'est déjà trop habituée. Désormais, elle veut se construire une autre vie. Cette nouvelle révélation complète une pièce du puzzle de sa vie. Sa famille et José avaient tenté de combler d'autres cases vides.
Troublée, elle répond, instinctivement:
- Ah, oui, je me souviens. Non, je ne veux plus m'occuper de cela. J'ai d'autres projets. Aujourd'hui, j'étudie pour devenir guide.
- Bonne idée. Actuellement le tourisme reprend des couleurs. Tu trouveras peut-être plus de débouchés que comme laborantine. Tu aimais les contacts avec nous. C'est un atout. Je suppose que ce sera de même avec des touristes. Le métier laborantine ne semblait pas être ton violon d'Ingres. Je te souhaite le meilleur pour ce nouveau projet.
Luiza se dirige vers la porte de sortie du tramway.
- Au revoir, Maria, je suis arrivée à destination. On se téléphone si tu veux me donner ton numéro.
Maria plonge dans son sac et tend le bras.
- Bien sûr. Voici ma carte de visite.
Luiza la saisit, sans attendre de recevoir d'autres réponses.
Troublée dans ses pensées, au moment où elle s'apprête pour descendre du vieux tramway jaune par un porte déjà ouverte, elle ne remarque pas que le tram ne s'est pas arrêté complètement.
Un pied toujours à l'intérieur et l'autre déjà à l'extérieur touche le sol du trottoir.
Déséquilibrée, elle rate la dernière marche du pédalier et perd l'équilibre. C'est la chute, l'accident banal. Elle roule sur le sol.
Des cris dans le tram et celui-ci s'arrête quelques mètres plus loin. Sur le trottoir, c'est immédiatement l'attroupement autour de Luiza qui ne bouge plus.
Maria descend du tramway pour la secourir. Elle voit qu'elle ne peut plus rien tirer de Luiza. Elle appelle une ambulance avec son portable. Elle ouvre le sac de Luiza pour trouver des indices de personnes à contacter. Elle trouve les références de José, les note. En attendant les secours, elle téléphone au numéro de José.
Moins d'un quart d'heure après, Luiza est emportée inanimée à l'hôpital.
Elle a juste le temps de prévenir José de l'endroit où Luiza est emportée.
Arrivée aux urgences, Luiza est mise immédiatement en observation.
Malgré les quelques contusions préliminaires qui ne semblent pas vraiment porter de graves préjudices, mais les médecins lui font suivre des examens plus approfondis.
Elle est, ensuite, soignée et installée dans une chambre en attente de son réveil.
José a prévenu immédiatement son père, Carlos à Albufeira.
Plus près, José n'est pas allé au bureau et est resté à son chevet.
Luiza ne s'est pas encore réveillée. Elle a la tête entourée d'un bandage avec quelques éraflures qui doivent être superficielles sur les bras. Rien de grave apparemment.
C'est tout de même l'angoisse. Une commotion, peut-être un coma profond et prolongé", se dit José.
En début d'après-midi, Carlos l'a rejoint et parlent à voix basse.
Vers quinze heures, Luiza se réveille enfin.
Tous deux se lèvent d'un même élan. Presque supris
Luiza a une mine et un sourire mi-figue, mi-raisin.
- Que m'est-il arrivé?, parvient-elle à dire comme dans un souffle.
- Tu es tombée du tram, nous a-t-on raconté. Comment te sens-tu?
- J'ai mal à la tête mais, je me souviens. J'ai eu un rêve extraordinaire. J'ai rêvé de mon enfance avec maman qui se faisait happer par une voiture. Je m'y suis revu ...
José regarde Carlos, d'un air intrigué.
- Tu as vu ta mère? Ta mère est décédée, il y a longtemps. Je ne voulais pas t'en parler. Elle a été renversée par une voiture. Je n'ai pas assisté à la scène.
- J'ai vu son accident. Il m'est revenu en mémoire dans les détails comme si c'était hier.
- As-tu rêvé d'autres choses encore?", demande Carlos, intrigué.
- Puis j'ai vu le fil de ma jeunesse débobiné devant mes yeux dans un résumé par séquences successives. C'était fou de revivre tout cela dans un rêve, papa. Je me suis souvenu de beaucoup de chose. L'école privée, les bancs de l'université, le laboratoire où j'ai travaillé. Les collègues qui riaient de moi. Le patron qui m'avait appelée dans son bureau, pour me virer. Oui, j'ai tout revu.
- C'est un miracle", dit José, tandis que son père rougit sans que personne ne le remarque.
- Je crois que j'ai retrouvé la mémoire à partir de ce long rêve. Je me souviens presque de tout. Juste avant ma chute en descendant du tram, j'ai rencontré Maria qui m'a révélé que j'étais tombé en dépression l'année passée. Elle avait raison.
Carlos et Joao se regardent ne savent plus que dire.
Trop d'évènements sortaient en accéléré, même pour eux.
Carlos sort le premier de la torpeur avec le sourire mêlé de joie.
- Ma fille, tes souvenirs sont revenus et c'est ça le principal. Tu ne peux pas te rendre compte du bonheur dans lequel tu nous mets, José et moi. Je vais appeler le médecin qui t'a examinée. Il nous avait dit que ta chute n'était pas trop grave, mais que ta tête avait subi un choc et qu'il avait dû l'entourer de bandage. Il ne pouvait imaginer qu'il y avait un miracle en plus. Je vais prévenir le reste de la famille. Manu va être aux anges. Je n'ai pas pu la prévenir avant de venir jusqu'ici.
Le médecin entre dans la chambre et leur demande de sortir de la chambre ensemble.
Sans attendre ce qu'il va dire, Carlos commence:
- Ma fille a retrouvé la mémoire.
Sans partager sa joie avec une mine plus grave, le médecin répond:
- J'ignorais qu'elle avait perdu la mémoire. C'est une excellente nouvelle. Vous deviez savoir que ma patiente était enceinte. A cause de sa chute, j'avais des craintes, qu'elle perde son bébé. Après examen, ce n'est pas le cas, heureusement. Sa chute n'a pas fait trop de dégâts. Elle a eu d'après ce que vous m'apprenez, maintenant, une double chance.
La joie, la crainte et puis le soulagement, cela fait beaucoup en peu de temps.
Le sort et le hasard jouent au poker, entre miracles et trouble-fêtes, mais quand les deux vont dans le sens de la chance, c'est plus qu'un miracle.
- Laissez-la se reposer. Ce ne sera pas trop long avant qu'elle ne rentre chez elle.
Après avoir remercié le médecin, le tandem rentre dans la chambre.
Luiza s'est endormie.
Les émotions se calment en échos.
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« Sans les cadeaux, Noël ne serait pas Noël. », Louisa May Alcott
24 décembre, veille de Noël à Albufeira. Dans une petite salle de l'hôtel dans lequel Carlos, le père de Luiza, assume toujours le rôle de gérant.
Toute la famille est rassemblée.
Les décorations ornent la salle autour d'une grande table. Dans un coin, des plats froids ont été placés sur un buffet.
21 heures, Luiza est entourée de la famille dans l'hôtel d'Albufeira pour le réveillon.
Luiza, la mère de José, Pedro et José au volant sont arrivés par la route à partir de Lisbonne, partis le matin tôt. Michel est descendu de l'avion en provenance de Charleroi depuis la fin de matinée.
Les anecdotes suivent aux histoires de l'actualité.
Chacun rit à son tour.
Carlos fait des aller et retour, jusqu'à la cuisine de l'hôtel en s'arrangeant à ce que les touristes ne manquent de rien.
Carlos arrive enfin. Il s'assied à côté de José, de sa mère et de Pedro face à Manu, Joao, Michel et Luiza.
La petite Rosa joue avec d'autres gosses de son âge dans le jardin de l'hôtel.
Tout à coup, Luiza se lève et frappe sur un verre pour faire silence.
Elle sort un papier qu'elle a dû écrire quelques moments avant Noël et l'étale sur la table:
- Nous voici tous ensemble. Comme vous l'avez appris, j'ai donc retrouvé la mémoire. La mémoire de choses diverses, bonnes et mauvaises. Je vais vous les raconter. Ce n'est peut-être pas le moment en ce jour de réveillon d'en parler. Pardonnez-moi, mais il y a tellement peu d'occasions pour le faire.
Personne ne réplique et reste tout ouïe s'attendant à des révélations mystérieuses.
Luiza se tourne d'abord vers son père.
- Aujourd'hui, cher papa, je vais oser te dire ce que je n'ai jamais osé te dire. Ne m'en veux pas pour ces paroles qui peuvent te faire mal. Sans le savoir, tu as quelque peu empoisonné ma jeunesse et par conséquent ce qui l'a suivi dans mon enfance. Juste avant ma dernière chute, mon amie Maria, m'avait déjà révélé qu'en fin 2013, j'ai eu des envies suicidaires. Je ne voyais plus comment j'allais pouvoir sortir de l'ornière dans laquelle je m'étais glissé et dans laquelle... tu m'avais introduite. A la suite de l'accident de ma mère, j'ai imaginé que tu voulais me punir de sa mort. Comme j'y avais assisté en direct. Te venger de la mort de maman sur moi. Tu te rends compte. Toi, papa, qui étais à cette époque, mon dieu de référence. Je savais que Maman était tout pour toi. Cela a créé une déception. Ce drame, je l'ai maintenu au fond de moi pour ne pas ajouter à ta souffrance, à notre souffrance commune.
Luiza marque une pose en regardant son père, Carlos et les convives autour de lui. Sans réactions, elle reprend.
- Puis, à mes yeux, papa, tu as semblé préférer le fils que maman avait avant toi de te connaître. Toi, Joao. Je ne sais si c'était vrai mais je l'ai ressenti comme tel. Une sorte de jalousie s'est installée dans mon esprit de gamine. Je n'en suis pas fière aujourd'hui.
Luiza se tourne tournée alternativement vers Joao et Carlos qui restent tous deux, muets.
- J'ai pleuré maman et hait ce chauffard, encore plus fort. Puis, comme si tu voulais te disculper de ce drame, tu as voulu me donner une bonne formation dans un pensionnat privée dans la ville la plus proche. Je t'ai obéi. Mais, j'étais ainsi coupée de la famille. Plus tard, plus âgée, j'ai compris ton but de faire de moi quelqu'un alors que tu ne pouvais pas l'assumer avec ta charge à l'hôtel. Et, je suis devenue laborantine, comme tu le voulais. Quand j'ai été virée, j'ai eu une honte dont tu peux imaginer l'importance. J'avais l'impression de casser ton rêve.
Nouvel arrêt pour reprendre son souffle avec une voix parfois enrayée. Nouvel intermède sans retour.
- Je dis bien ton rêve. Laborantine est peut-être un beau métier, mais cela ne correspondait pas à mon caractère et à ma manière d'être. J'ai toujours aimé le grand air, la campagne, la nature. Je me suis rendu compte de cela au fur et à mesure que j'occupais ce poste dans cette société pharmaceutique. Quand j'ai été virée, j'ai pensé me suicider. Comme si j'avais raté ma vie. Lors du réveillon de 2014, je n'avais plus vraiment envie de vivre. J'ai fait la sotte. J'ai chuté. Ensuite, José m'a recueillie chez Mamy, m'a sauvé de mon désarroi suite à ma perte de mémoire. Il m'a proposé le risque de l'essai d'une nouvelle vie. Il ne savait pas à quel point, son but allait être exhaussé.
Les convives se regardent entre eux, mais n'osent rien ajouter et Luiza reprend avec ses conclusions.
- Tu vois, papa, comme la mémoire peut-être dangereuse. Elle apporte des découvertes sur les autres et sur soi-même. Pas de pardon. La vie se construit souvent de hasards, de malentendus et de bêtises.
Luiza se prépare à se rasseoir, émue par ses propres révélations, mais elle arrête son mouvement.
- J'oubliais. Il y a tout de même de bons côtés. Je vous informe, que José et moi avons fixé une date pour nous marier l'année prochaine et que je vais accoucher en avril.
Luiza, vidée par ses propres paroles, en sueur, s’assied.
Joao est le premier à répondre.
- Ma chère Luiza, j'ignorais tout de ton tourment. Tu as su trop bien cacher tes sentiments. Je n'ai pas vu l'accident de maman. Sache que tu as été, pour moi, comme une véritable sœur même si nous n'avions pas le même père. Mais tu as raison, nous avons été souvent séparés.
Carlos, lui, se sentait pris au piège entre deux feux.
Il devait répondre, confirmer ou infirmer l'intuition de Luiza, qu'il préférait Joao.
- Tu as peut-être raison, Luiza. J'ai été ingrat sans le savoir. Cela ne m'excuse pas. J'étais bête, Joao étant plus âgé, je pensais qu'il pouvait me seconder, assez rapidement, à l'hôtel. C'était quelque part de l'égoïsme. Si tu as eu des envies suicidaires, j'en ai eu aussi à la mort de ta mère. Je ne sais pourquoi, il me fallait une victime expiatoire, une responsable et je t'ai désignée. Cela doit être notre religion qui veut cela et qui doit trouver une victime consentante souvent féminine. Je t'ai délaissée à son avantage comme on peut espérer un successeur au masculin. Je ne pouvais te faire subir ma détresse, ma dépression à la mort de mon épouse et j'ai fait pire d'après tes révélations et ta confession. T'éloigner de moi, c'était pour te donner une bonne instruction dans une bonne école. Un prétexte, peut-être. Je suis vraiment désolé. Le mal est fait. Je ne peux retourner en arrière. Fier, je me suis reconstruit moi-même, seul, en silence. Vous étiez, tous deux, ma fierté, comme je l'ai raconté à Manu quand elle est venue me trouver en 2001. Je te prie de m'excuser, un jour, Luiza.
Luiza replia le papier du discours qu'elle avait placé devant elle. Elle n'y avait pas jeté le moindre coup d’œil sur elle. Tout était sorti sans aide, de manière naturelle, dans l'émotion. Elle se relève pour dire:
- Papa, je t'ai pardonné bien volontiers aujourd'hui. Depuis ma chute du 1er janvier, j'ai beaucoup changé. Je ne suis plus la même. J'ai vieilli en très peu de temps. J'ai pris une autre personnalité, plus franche, peut-être plus forte. José peut en parler. Il y a près d'un an, quand il m'a demandé si je voulais une autre vie, il m'avait prévenu qu'il pourrait y avoir des risques à retrouver ma mémoire. Il n'a pas eu tort. Le passé n'est pas faite uniquement de nostalgies heureuses.
La mère de José prend la parole sans se lever.
- Je t'ai bien aimée, Luiza. Je suis heureuse que tu va devenir ma belle-fille. Tu m'appelles déjà Mamy. En cette veillée de Noël, je tiens à vous remercier tous, de nous avoir invité ici en Algarve. Le passé est parfois dur à apprendre. De la vie de mon fils, José, je n'ai connu que les premiers moments.
Manu, enfin, prend la parole.
- Merci, Luiza de nous avoir appris tout cela. Tu as raison. Carlos était fier de toi quand je l'ai rencontré la première fois. Merci à toi aussi, Michel, de t'être déplacé de Belgique et de m'avoir raconté les dernières histoires belges, absolument croustillantes, surréalistes comme tu les définissais. Un pays que je connais pour y être né. Depuis 2001, la situation au Portugal n'est pas encore florissante, mais cela va mieux.
José se lève à son tour pour clore.
- Puisque nous sommes dans les grandes confessions en ce jour de Noël. Je vais donner les miennes. Je te dirai d'abord, merci, Luiza, de m'avoir fait confiance. J'ai eu, avant toi, une longue série d'évènements qui n'ont pas toujours été plus heureux. J'ai dû subir une faillite dans une autre vie, mais je n'ai jamais été jusqu'à avoir des idées suicidaires. Je savais ce que pouvait être une période de troubles pendant laquelle le désir d'en finir n'est pas très éloigné, mais j'étais simplement plus fort que toi. J'ai changé de voie comme toi. Pas de gloire à trouver dans ce propos. Quand nous nous sommes rencontrés, science et le pragmatisme, faisaient partie de mes règles de conduite. Je n'étais pas ce qu'on peut appeler un rigolo. Pedro m'a nommé "Monsieur Sciences" et un Monsieur Science ne pense pas à la gaudriole. Alors, Luiza, tu m'as fait rire et étonné à la fois. Je ne te l'ai pas dit, mais je t'ai aimé dès la première minute de notre rencontre. Seulement, je ne me permettais pas de le penser vu notre différence d'âge.
- Ta faillite, José, je dois l'avouer, je l'ai découverte avec l'aide de Joao. Ton amour, tu l'as aussi bien caché. Je ne l'ai ressenti que le jour où tu as osé m'embrasser. Aujourd'hui, nous allons avoir une petite fille. Nous avons décidé de l'appeler Mihaela. Une rescapée d'un autre accident de vie. Décidément, nos vies sont jalonnées d'une suite d'accidents, d'incidents et d'incompréhensions diverses", répond Luiza presque soulagée.
Carlos se lève un peu rabat-joie.
- Tu veux devenir guide et tu vas avoir un enfant. Tu vas avoir besoin de nous pour réussir tes examens. N'oublie pas je suis là, cette fois.
Luiza éclate avec un sourire.
- Je sais, mais je ne pense pas que cela soit nécessaire. Même si cela ne marche pas en tant que guide. José m’a parlé d’un homme qui a subi les mêmes problèmes de mémoires que moi. Il a écrit un livre au sujet de son histoire. Je pourrais écrire un livre avec la mienne, non?
- Quand je vous disais que Luiza est formidable. Depuis que je l'ai connue, elle a plein de projets dans la tête. Elle n'est pas uniquement guérie de par sa seule mémoire, mais guérie de tous ses problèmes d'enfance. J'espère que je ferai partie de ton livre, Luiza", dit José le sourire aux lèvres.
- Bien sût que tu en fera partie", interrompt Luiza avant que José reprenne.
- Figure-toi, moi qui n'ai jamais écrit que des programmes et des rapports scientifiques sans beaucoup d'imagination, j'ai écrit quelque chose pour toi. Pas grand chose, un exercice pour toi et pour tous ceux qui sont là. Un exercice de français. Manu doit se rappeler de la chanson de Gilbert Bécaud, "Nathalie". Tous les jeunes étudiants que tu fréquentes, Luiza, ne la connaissaient certainement pas. Ce chanteur français est décédé en décembre 2001, exactement à l'époque pendant laquelle Manu et Joao se mariaient ici au Portugal. J'ai adaptée cette chanson pour la circonstance. Voici une copie des paroles que je te demande de distribuer pendant que je mets ce vieux 45 tours sur la platine. Nous allons la chanter ensemble en karaoké.
José se lève, arrête le son du CD qui diffuse un air actuel, bien connu au Portugal pour installer un vieux 45 tours sur la platine.
Lorsque la chanson commence enfin, après quelques hésitations, tous en chœur chantent au dessus des paroles originales.
La Place Commercio était vide
Devant moi marchait Luiza
Il avait un joli nom, mon guide
Luiza
La place Commercio était grande
A droite se trouvait l'Alfama
Un village avec une colline en pente
Luiza
Tu parlais en phrases sobres
De la révolution des Œillets
Je pensais tout guilleret
Qu'après la visite du Castelo
On irait au café du Fado
Boire un long porto
La place Commercio était grande
Je souris, tu as prit mon bras
Je propose que l'on chante
Luiza, Luiza...
Comme un groupe de touristes
Tu étais très optimiste
J'attendais impatiemment
Que tu finisses de parler
Je ne voulais pas tout savoir
Et, tu voulais m'informer
Je connaissais la plaine du Tage
Avec Lisbonne et ses belles images
Je voulais tout mélanger
et je voulais te chanter
Que mon amour a débouché
En riant à l'avance
Sur une série de romances
Et on a dansé
Quand ta mémoire fut vide
Tes souvenirs étaient dans un au-delà
Je suis resté seul avec mon guide
Luiza
Plus question de phrases sobres
Ni de révolution des Œillets
On n'en était plus là
Fini la vue sur le Castello
Le grand porto du Fado
C'est, c'était loin déjà
Les souvenirs te reviennent
Mais je sais qu'un jour à la ronde
Je te montrerai le monde
J'aurai la chance que tu seras mienne
Luiza, Luiza
La soirée s'achève vers 2 heures du matin.
Chacun regagne la chambre réservée par le maître des lieux, Carlos.
Le lendemain, au petit déjeuner, personne n'aurait eu l'envie de perdre la mémoire de cette renaissance qui eut lieu en cette nuit de Noël...
FIN